Le voyage de Petty Blasco, à Jo
Le voyage de Petty Blasco
Au bout de l’avenue, la mer est mince et pâle. Un peu frileuse. Un petit vent âpre griffe les façades des maisons fermées, entraîne de vieux journaux et des pochons déchirés. Quelques jeunes gens errent sur la plage. Ils avancent, s’arrêtent, hésitent puis reprennent leur flânerie de pingouins….
Petty Blasco les observe, abrité derrière sa palissade de roseaux penchée contre le sable. Il est venu avec ses crayons de couleur et son carnet un peu avant le lever du soleil. A vrai dire, il n’est pas tellement doué mais il aime mélanger les couleurs en regardant la mer.
Le ciel s’affadit et l’air picore sa peau à travers son chandail et son pantalon de toile rêche. Une fille se détache du groupe de pingouins, s’approche de Petty Blasco. Elle est menue et laide. Ses longs cheveux s’emmêlent en touffes sèches. Elle hume l’air, s’assoit près de lui ce qui dérange considérablement Petty Blasco au point qu’il se trompe de couleur et peste en regardant ailleurs.
« Tu dessines la mer ? Je peux regarder ? »
Il presse le carnet contre sa poitrine. Elle rit. Il se sent ridicule, malheureux. Pour la première fois de sa vie, il désire être ailleurs que devant la mer. C’est elle qui maintenant regarde ailleurs. Après tout, c’est probablement une brave fille… Tout doucement Petty Blasco laisse glisser ses yeux vers le profil à demi enfoui dans les cheveux fous. Maintenant qu’il est mieux disposé, il ne la trouve plus si laide.
La fille a compris qu’il n’y a rien à dire.
Petty Blasco la regarde détachée de ces buées de mots saccageurs dont elle et les pingouins sont friands. Un sourire échappe des lèvres de la fille, grimpe vers ses oreilles. C’est une rencontre. Il le croit. Elle aussi. Sous les doigts de Petty Blasco, le sourire mauve étire la mer. Il essaye de le modeler en ajoutant une touche de rose et d’ocre. C’est ressemblant. Il ourle la tendresse de bleu pervenche. C’est son chef d’œuvre. Le visage prend forme. Les cheveux se font vagues, écume, silence. Le ciel rose, c’est la main qui joue avec le sable. Petty Blasco n’a jamais dessiné de visage. Jamais une femme ne l’a inspiré. Il est content. Les crayons crissent sur le papier, jubilation naïve. La fille ne bouge pas, seule sa main qui tamise le sable. Une pudeur nouvelle naît du charme. Elle ne sait pas encore que quelque chose l’émeut.
Les pingouins reviennent sur leurs pas. Ils se concertent, bras ballants, vont, viennent. Ils attendent qu’elle les rejoigne pour décider de leur sort.
Petty Blasco ne les voit plus. Il est en mer avec le visage, le sourire, la tendresse. Un voyage dont on ne revient pas. Ou alors, on en revient mutilé. Petty Blasco préfère partir pour de bon. Comme il se sent léger… comme il part loin ! Celui qui part ne revient jamais. C’est un autre qui revient à sa place. Tout le monde ne sait pas partir. Chacun possède quelque chose qui lui tient lieu de corde. Petty Blasco n’a pas de piquet, pas de licol, mais une âme qui claque au vent du large.
La tendresse remonte le long de ses doigts, grimpe jusqu’à son cœur. La mer est devenue un immense cri de tendresse. Et sa compagne de voyage ? Elle ne bouge pas, retient son frisson jusqu’à ce qu’il explose et qu’une fois de plus leurs regards s’emmêlent.
Qui des deux entend le premier l’appel ?
La fille relève le menton. Une seconde d’enfer pour Petty Blasco. Elle hausse le bras, agite la main. Debout. Elle va le quitter, rejoindre les pingouins. Il ne saura pas la retenir. Comment lui expliquer, si elle ne l’a pas compris, qu’elle ne leur appartient plus, qu’elle a pris la mer avec lui, Petty Blasco ? Il laisse filer le temps entre eux qui les perd. Attend-elle un geste ? Elle est là, campée devant lui. Les appels se font pressants. Les doigts de Petty Blasco se recroquevillent sur ses crayons. Elle lui tourne le dos, s’éloigne d’abord lentement puis en courant. Il entend son rire. Le groupe disparaît dans l’avenue où traînent de vieux journaux, des pochons déchirés.
Petty Blasco arrache la page du carnet, lance les menus morceaux déchirés dans le vent et les vagues…
à Jo, né le 26 janvier 1930, parti le 10 novembre 2010... ce texte avait été écrit pour lui en 1985...