Sarah Bernhardt, l'unique
Sarah Bernhardt
ou les tribulations d’une excentrique
Le surnom de Sarah Barnum, donné par une de ses pires ennemies, était assez juste. La postérité retient d'elle autant l'image d'une actrice talentueuse que d'une femme scandaleuse aux multiples caprices.
Mais avec sa voix d'or, son talent incomparable, son charme, elle avait assez d'atouts pour tout se permettre. Quelle star d'Hollywood, quelle comédienne oscarisée peut espérer atteindre, même de très loin, la notoriété de Sarah Bernhardt qui, un siècle après son passage sur les planches, reste une référence ?
UN “ANGE” ESPIÈGLE
Celle qui fut l'étoile du théâtre français ne connut pas à sa naissance un ciel clément. Née en 1844 à Paris des amours coupables d'une jeune lingère hollandaise, Judith Von Hardt, et d'un étudiant en droit, Edmond Bernard, la petite Rosine Bernard eut tout de même la chance d'être reconnue par son géniteur avant qu'il ne retourne dans sa province mener une vie sociale plus conforme à sa condition. Après la naissance de Rosine-Sarah, Judith, sa mère, décide de faire venir sa jeune sœur Rosine à Paris pour que toutes deux puissent s'adonner au beau métier de la galanterie. La petite Rosine, jugée quelque peu gênante pour le bon exercice du nouveau métier de sa mère et de sa tante, fut envoyée à la campagne. On la confie aux bons soins des sœurs du couvent de Grand-Champ, à Versailles. Dans ce lieu religieux, Rosine est baptisée, mais jugeant son prénom banal et n'ayant pas honte de ses ascendances juives, elle prend le pseudonyme de Sarah Bernhardt, faisant ainsi rejoindre, par l'orthographe, ses deux parents. Dans ce lieu austère, son caractère fantasque fait déjà des siennes, elle fomente des émeutes dans les dortoirs, elle se fait remarquer. C'est également là qu'elle montera pour la première fois sur les planches d'un théâtre puisqu'en l'honneur de la visite de l'archevêque de Paris, les jeunes filles présentent une pièce dans laquelle Sarah interprète le rôle de... l'ange Raphaël. Présage ou ironie, elle s'exerçait déjà dans un rôle de composition !
Lorsqu'elle a quinze ans, sa mère et sa tante la rappellent auprès d'elles. Elle découvre ainsi la profession de ces dames et leurs fréquentations qui, fort heureusement, sont du meilleur monde. Leurs protecteurs du moment sont monsieur de Lancray, chirurgien de l’Empereur, et le duc de Morny, demi-frère de Napoléon III.
Sarah est-elle tentée par une carrière de courtisane ? La jeune fille a trop de caractère et d'indépendance pour supporter les contraintes des vilains messieurs qu'elle croise dans les couloirs. Dès cette époque, elle prendra l'habitude d'avoir, dans sa chambre, un cercueil doublé de satin blanc dans lequel elle se couche pour avoir la paix. Que n'a-t-on pas dit sur ses goûts morbides !
Le père de Sarah, devenu notaire au Havre, lui propose une confortable dot si elle consent à s'établir. Lors d'un conseil de famille auquel assiste le duc de Morny, ce dernier lance une géniale idée : “Et si cette enfant faisait du théâtre ? On rencontre des gens très bien dans les loges.” Aussitôt dit, aussitôt fait, les deux mondaines prennent, le soir même, des places à la Comédie-Française pour que la petite ait un premier contact avec l'univers théâtral.
LA RÉVÉLATION DES PLANCHES
Ce jour-là, on joue “Britannicus”. Sarah découvre cet univers incroyable où des centaines de gens biens mis, des femmes du monde couvertes de bijoux, se montrent au parterre et dans les loges. Les lustres étincelants, le velours rouge des fauteuils, tout l'émerveille. Soudain le rideau se lève. Sarah a le coup de foudre, ce monde est bien le sien, elle en est sûre. De grosses larmes coulent sur ses joues. Ses parentes ne s'en inquiètent pas, Britannicus est une tragédie ! Mais lorsqu'après l'entracte, alors que les acteurs présentent “Amphitryon” de Molière, la jeune fille continue de pleurer à chaudes larmes, sa mère et sa tante décidèrent alors de la ramener chez elles, la croyant souffrante.
Souffrante ? Pas du tout, Sarah a juste décidé de préparer le concours d'entrée au Conservatoire.
Le jour de l’audition, on lui demande le titre de la scène qu'elle présente :
- Le Cid.
- Où est votre partenaire ?
- Ah ! Mais, je n'en ai pas !
Oubli fâcheux, elle avait répété toute seule !
- Qu'à cela ne tienne ! J'interpréterai “Les deux pigeons” de La Fontaine. Un peu surpris, le jury l'écoute quand même. Il est immédiatement séduit par cette voix mélodieuse, mélange d'âpreté et de miel, et par ce léger accent qui fait ressortir le vers. La voix d'or que tous admireront pendant soixante ans est reçue.
Ravie, Sarah commence à suivre ses cours et à rencontrer de charmants jeunes gens. C'est ce moment que choisit un voisin pour la demander en mariage. La famille jubile, la voilà casée. Mais elle, ne l'entend pas de la même oreille ; ce n'est pas lorsque sa vie commence à être amusante qu'elle va s'encombrer d'un mari, elle a d'autres soucis ! Le concours de sortie du Conservatoire par exemple, où elle n'obtiendra qu'un second prix de comédie ; son amour-propre en prend un coup mais, miracle des relations, Morny lui annonce le soir même qu'elle est engagée à la Comédie-Française.
L'ART DE LA RéPLIQUE
Sarah rayonne de bonheur. Elle débute au Français le 1er septembre 1862 dans le rôle d'Iphigénie. Comme le costume prévu ne lui convient pas, elle s'en fait confectionner un autre, à ses frais, beaucoup plus simple. Son passage sur scène ne fut pas salué par les gazettes, elle avait encore des progrès à faire. Toutefois, elle fait des vagues. Un jour, elle a maille à partir avec une sociétaire, mademoiselle Nathalie. Dès le lendemain, l'administrateur monsieur Thierry, reçoit Sarah et lui intime l'ordre de s'excuser auprès de la sociétaire qu'elle a traité de “grosse vache”. Sarah refuse catégoriquement et propose sa démission, que monsieur Thierry refuse. Mais quelque temps après, Sarah apprend que cette même mademoiselle Nathalie a œuvré pour lui retirer un rôle dans une création. Cette fois, plus rien ne peut la retenir, elle part.
A sa sortie en fanfare du Français, Sarah a quelques engagements sur le Boulevard, mais rien de bien enthousiasmant. Aussi, du jour au lendemain, disparaît-elle : l'extravagante est en Espagne. Sur cette escapade, Sarah fera toujours planer un doute : est-elle partie sur un coup de tête avec sa jeune voisine pour embêter tout le monde, comme elle aime le raconter ? ou bien est-ce tout simplement un voyage d'amoureux avec son premier amant, Kératry ? Rapidement, le théâtre lui manque. Profitant d'une lettre de sa mère lui annonçant qu'elle est souffrante, elle rentre au bercail.
L'Odéon cherche des comédiens, elle se présente et se retrouve dans la salle d'attente en compagnie d'un charmant jeune homme. Morte de trac, elle lui confie sa peur d'affronter le directeur du théâtre, Félix Duquesnel, qu'elle ne connaît pas. Elle lui montre même qu'elle sait claquer des dents ! “Ne vous en faites pas, lui répond son compagnon, c'est moi !” Charmé, il l'engage et une longue complicité ambiguë se noue entre eux.
L'associé de Duquesnel, M. de Chilly, la trouve trop maigre et d'un caractère incontrôlable, ce qu'il résumait assez bien par la formule : “C'est une aiguille animée par quatre épingles !”
C’est juste avant son engagement à l’Odéon que Sarah accouche d’un petit garçon, Maurice, le seul vrai attachement durable de sa vie. Mais qui en est donc le père ? Encore une histoire romanesque ! Invitée à un bal costumé, Sarah est charmée par un jeune homme portant le costume d’Hamlet et qui n'est autre que le prince de Ligne en personne. Hamlet lui tend une rose, elle se pique le doigt, il lui prête son mouchoir... Quelques heures plus tard, il l’enlève jusque dans son hôtel particulier. Une histoire sans lendemain, mais qui laisse à Sarah un fils.
A cette époque, comme très souvent dans sa vie, Sarah vit au-dessus de ses moyens. Elle entretient son fils, sa grand-mère et une abondante domesticité. Ses cachets sont loin de couvrir ses très nombreuses dépenses. Comble du désastre, un incendie dévaste complètement la rue Auber où elle habite. La comédienne et sa famille se retrouvent à la rue. Les patrons de l’Odéon, face au désespoir de l'artiste, organisent une soirée de gala en sa faveur. Le bénéfice de ce concert, plus quelques emprunts, permettent à Sarah de se remettre à flot. C’est alors qu’éclate la guerre de 1870. La comédienne, très patriote, veut, elle aussi, contribuer à l'effort de guerre. Elle transforme sa maison en hôpital et va tirer les sonnettes de ses relations pour qu'elles lui viennent en aide.
RENCONTRE AVEC UN GéNIE
L’Odéon décide de monter “Ruy Blas” de Victor Hugo. La lecture doit se faire chez l’auteur. Sarah proteste (caprice de diva) avant de se laisser convaincre. Elle est immédiatement séduite par le génie qui émane de l’ancien exilé de Guernesey. Le 16 janvier 1872, la reine Sarah triomphe. Après ce succès, elle revient à la Comédie-Française en vedette, après l’avoir quittée sur un scandale. Là, elle joue une autre pièce de Victor Hugo, “Hernani”, où elle a pour partenaire le plus grand acteur de l’époque, Mounet-Sully. Le couple est superbe et comme il est souvent difficile de cesser de s’aimer en sortant des “lumières de la rampe”, ils deviennent amants pendant quelque temps, pour le plus grand plaisir de leur public.
Ce fut la grande époque de Sarah, celle où elle collectionna tous les plus grands rôles du répertoire, notamment Phèdre, qu’elle marqua de son empreinte. Celle, aussi, où le scandale lui servit bien souvent de publicité, celle où elle pouvait se permettre toutes les excentricités. Elle s’essaie à la sculpture et à la peinture, expose, parle parfois d’abandonner les planches pour devenir une vraie “créatrice”, projets qui resteront sans lendemain. Chez elle, elle possède une véritable ménagerie : des dizaines de chiens, de chats, d’oiseaux, mais aussi un boa constrictor, des lionceaux, dont on se débarrasse lorsqu’ils grandissent, elle élève des araignées, possède une tortue dont la carapace est sertie de pierres précieuses. Elle voulait même se faire greffer une queue de panthère mais y renonça par commodité pour s’habiller ! En 1880, pendant l’Exposition Universelle, elle monte en ballon et, là encore, tout le monde parle d’elle.
Sarah veut voyager, connaître de nouveaux horizons. On lui propose une tournée en Amérique, elle accepte et trouve un prétexte pour démissionner à nouveau de la Comédie-Française.
LA TOURNéE
DE SARAH BARNUM
Le bateau qui l'emmène faire la traversée de l'Atlantique ressemble plus à un cirque qu'à un navire. En effet, toute la troupe du cirque Barnum embarque avec elle : soixante personnes, deux cents malles, décors et costumes pour jouer des dizaines de rôles dans toutes les grandes villes. Dès leur arrivée à New-York, un public enthousiaste les accueille. Un train spécialement aménagé, dont trois wagons ne sont réservés qu'à la vedette, transporte tout ce petit monde à travers les grandes plaines des Etats-Unis. L'ambiance est à la joie et aux rires. De temps en temps, on arrête le train pour jouer à la balle dans les immensités. Sarah apprivoise même un alligator qu’elle nourrit au champagne. Il n’y survivra pas. Le retour au Havre, le 16 mai 1881, est encore une fois triomphal. Mais Sarah est déjà repartie. Moscou l'attend. Les rois de toute l'Europe l'applaudissent. Pour oublier ses peines de cœur — elle est amoureuse d’un jeune Grec de douze ans de moins qu’elle, qu’elle épouse, puis renvoie —, elle s'étourdit de tournées qui l'emmènent en Australie, en Amérique du Sud... En Argentine, on lui offre un domaine de 6000 hectares.
A 56 ANS, ELLE JOUE LES JOUVENCEAUX
Son aura est toujours aussi grande, c'est pourquoi elle va se lancer dans un nouveau pari : monter, dans son théâtre de la Renaissance, “Lorenzaccio” d’Alfred de Musset, une œuvre qui n'avait encore jamais été portée à la scène. Bien sûr, elle s'en attribue le premier rôle. Ce sera la première fois qu'elle jouera les androgynes, rôle qui lui alla parfaitement bien, même si certains critiques s'étonnèrent, en 1900, de voir une femme âgée de 56 ans jouer le personnage d'un jouvenceau, tout comme “l'Aiglon” qu’elle joua plus tard. L'histoire du théâtre ne peut que constater, toutefois, que Sarah Bernhardt a marqué à tout jamais ces personnages de son empreinte. Malgré ses continuels ennuis d'argent, elle s'achète un havre de paix sur Belle-Ile où elle découvre un ancien fort à la pointe des Poulains. Que d'amis ont défilé dans ces lieux ! Elle finira par construire tout un quartier à son idée pour les loger en vacances !
Hélas, la fin de sa vie fut marquée par cette terrible amputation de la jambe, en 1915, consécutive à une chute lors d'une tournée bien des années plus tôt. En allant sur la table d'opération, elle trouve quand même le courage de chanter “la Marseillaise” pour remonter le moral des autres malades. Indomptable Sarah, toujours fidèle à sa devise : “Quand même !” Elle se fait fabriquer un fauteuil étroit avec des brancards et fait une tournée triomphale auprès des poilus dans les tranchées. Jusqu'en 1923, on la verra encore et toujours sur les planches. Elle goûtera également, grâce à son ami Sacha Guitry, au septième art dans le film “La voyante”, tourné dans son appartement. A la fin des prises de vues, elle tombe dans le coma.
Caprices de star, excès ridicules, peu importe ce qu'on a pu dire de Sarah de son vivant. Il nous reste l'image d'une femme habitée par la passion du théâtre et qui, dans le tourbillon de son existence, aura donné bien des plaisirs à des milliers de spectateurs.
F.C