Être ou paraître, sinon devenir…
Gil Jouanard
Chacun de nous dispose de deux vies, qu’il subit ou conduit séparément, de façon rarement égale, aussi bien en durée qu’en densité. L’une, la plus aisément repérable par un œil extérieur, est purement physique (et principalement physiologique) ; elle concerne sa survie au jour le jour et, par extension, le statut qu’il acquiert plus ou moins tôt, mais aussi les vicissitudes de sa vie affective, familiale et sociale (ou plus précisément socioprofessionnelle). L’autre, mentale, plus intime, plus secrète, n’échappe totalement à l’occultation qu’à condition que notre sujet manifeste une propension à s’exprimer plus ou moins publiquement, si possible avec talent (celui-ci pouvant, dans le meilleur des cas, accéder au stade de l’art).
Il n’y a que peu à dire sur l’accomplissement de son existence que nous dirons « concrète » (se nourrir, gagner les moyens de sa survie, s’unir sexuellement et si possible affectueusement à un autre individu, prolonger cette association par la mise au monde, puis l’élevage et l’éducation d’un ou de plusieurs « descendants », qui tiendront autant du ou de la partenaire que de soi-même, voire davantage de l’un ou l’une que de l’autre).
Même dans le cas où l’on est amené à exercer une fonction publique (lucrative ou bénévole), c’est toujours le dehors de soi qui est concerné, en gros l’enveloppe charnelle et les tribulations de son activité.
De tout autre nature s’avère être notre autre vie, celle que nous dirons « du dedans ». Intime, fortement personnalisée, elle n’est que partiellement partageable ou avouable (et n’est du reste pas toujours reconnaissable ou identifiable par soi-même). Faite de préoccupations étrangères à la conduite de notre vie socioprofessionnelle et même familiale, voire amoureuse, elle plonge si profond en nous que les notions de temps et d’espace y disparaissent ou changent de nature, de portée et même de fonction.
L’émotion que nous procure par exemple l’audition d’une musique ou la contemplation d’une image (tableau, photographie, paysage réel, visage de quelqu’un) fait partie de cette autre dimension de notre « être » (on préciserait même volontiers, de notre « être au monde », pour se référer au mode de désignation ontologique de la philosophie existentielle ou si l’on veut existentialiste). La rêverie (qui se distingue du rêve par son caractère conscient, « éveillé ») émarge à ce registre puissamment intériorisé, voire sanctuarisé.
Toujours est-il que celui qui accède à ce niveau de sa propre existence (et l’on sait que tous ne s’y sentent pas forcément à l’aise et naturellement « chez eux ») y vit en rupture radicale (même lorsqu’il s’efforce de le dissimuler) avec son faux double, celui qui s’extériorise par la seule voie de réflexes usuels et d’activités de subsistance (ambition socioprofessionnelle ou sociopolitique comprises, car elles ne sont que des extensions très anecdotiques et superficielles de notre nature intrinsèque).
Moins « intéressée », moins extravertie aussi, cette vie intérieure est en revanche considérablement plus intéressante. Pour qu’elle ait quelque chance de concerner autrui, ce qui n’est au demeurant nullement indispensable, il est nécessaire de la rendre publique. Y réussissent surtout ceux qui, outre leur talent, y mettent en jeu autre chose que leur « reconnaissance publique », leur renommée, leur gloire, ceux qui y investissent une authentique quête, non pas tant d’eux-mêmes et eux seuls que d’une dimension de la « nature humaine » susceptible de transcender, voire répudier, le « petit homme » qui s’échine au dehors à conforter les étais dont dépend sa survie.
C’est pourquoi les artistes de quelque envergure ont pour commun dénominateur entre eux de privilégier cet espace et la vie bouillonnante qui s’y accomplit à l’abri des regards. Le comédien lui-même, dont l’art repose pourtant sur l’aptitude à produire une image publique, n’est « grand », « profond », doté d’un intérieur puissant, divers, grave, riche, que dans la mesure où il sait faire disparaître le citoyen pour laisser place à un degré supérieur de son humanité, celui qui vient nous interpeler au centre crucial, névralgique, géométrique, de nous-mêmes, qui de façon exceptionnelle, écartons l’apparence pour accéder au fond commun de l’espèce. Cela est bien entendu plus facilement le cas de l’attitude et du mode d’intervention sur son « public » de l’artiste créateur (l’acteur ne crée pas, il représente, de manière fugace, fût-elle géniale) : le secteur de nous-mêmes que touche le peintre, le compositeur, le poète d’envergure est à la fois singulier et archétypal ; il nous est propre individuellement, tout en nous reliant à ce qu’a d’unique autrui, lui-même singulier et archétypal.
Le citoyen est l’écorce de tout individu, son aubier ne s’expose jamais aux regards extérieurs ; et ne parlons ni de son centre ni des réseaux de sève qui s’y activent en secret. Secret de polichinelle, certes, que connaissent dans ses grandes lignes les botanistes, pour l’arbre, les psychologues et psychanalystes ou psychiatres pour l’humain ; mais qui n’en agit pas moins à sa guise, nimbé d’inconnu et d’anonymat pourtant unique au monde (et seul au monde).
L’art a pour effet, et donc pour vocation première, de réveiller en nous ce conglomérat d’impressions, de sensations, de pressentiments, d’intuitions, et cette gerbe d’énigmes irrésolues qu’on ne partage qu’avec ceux qui peuvent les partager, et qui ne riront pas s’ils vous voient pleurer en cachette à l’écoute du second mouvement de La Jeune fille et la mort.
Celui qui sent en lui monter les larmes sans apparente douleur, sans tristesse même, quitte momentanément son corps périssable pour entrer dans sa fragile et délicate immortalité. Certains mettent cela sur le compte d’un Dieu ou de dieux. Mais on peut avoir de ce mystère une conception infiniment plus énigmatique, moins simpliste donc ou moins rationaliste, qui renvoie dos-à-dos science et religion : un reflet dans un verre pris à partie par Chardin ou le brouillard montant des prairie humides et capté dans son ascension fragile par Caspar David Friedrich en disent plus sur le sujet que la Bible, le Coran ou leur modèle hébraïque, plus que l’Avesta et que les autres avatars produits par la soif de rassurante explication dont l’animal humain a fait, depuis un petit nombre de millénaires, sa poudre de Perlimpinpin, son éphémère placebo, mais aussi la justification de ses tueries préférées.
G.J