Avancées récentes en biologie quantique
Dans un article précédent (Comment les cerveaux se représentent-ils le monde), nous avons indiqué qu'un nouveau courant de recherche - dit "quantum interaction" - était apparu. Celui-ci vise à mettre en évidence, dans le fonctionnement du cerveau cognitif, des processus proches du formalisme utilisé par les physiciens quantiques pour traduire le résultat de leurs observations.
Convenons d'appeler cerveau cognitif celui qui interprète les messages des sens afin d'en extraire des représentations du monde extérieur. Ces représentations servent de base à des prescriptions destinées à guider les comportements. Elles permettent aux individus de s'adapter au monde, par exemple en détectant des patterns ou constantes utiles à la survie (tel fruit est indigeste et donc être évité, tel animal est un prédateur qu'il faut fuir...). Elles sont utilisées à tous moments, soit sur le mode inconscient soit dans le cadre de mécanismes décisionnels plus complexes liés à ce que l'on nomme la conscience supérieure. Elles sont ensuite, en cas de succès, transmises et retraitées au niveau de la société. Il en résulte des règles sociales faisant l'objet d'une mise à l'épreuve et d'un sélection au regard de leur efficacité pour la survie collective.
Ces processus sont inhérents à toutes les espèces animales. Chez l'homme, le développement du cerveau cognitif leur a donné un rôle essentiel dans la construction du langage et des connaissances verbalisées. Or le courant de recherche se rattachant à la quantum interaction montre que le raisonnement utilisé par le cerveau est plus proche des méthodes de la logique quantique que de celles de la logique mathématique employée par les sciences macroscopiques. Il fait systématiquement appel à la façon dont les physiciens quantiques se représentent les entités quantiques: principe de superposition d'état et création d'interférences, intrication, représentation probabiliste (fonction d'onde), intervention de l'observateur (décohérence), etc.
Il serait donc réducteur de considérer que seuls les postulats de la logique classique et plus généralement de la logique quotidienne dite rationnelle — par exemple le principe d'identité: A est A et ne peut être non-A, une proposition ne peut à la fois être "vraie" ou "fausse" — sont les seuls acceptables. Cela ne devrait pas surprendre le bon sens. Chacun d'entre nous reconnaît qu'il raisonne spontanément d'une façon confuse, alambiquée, contradictoire – ce qui souvent n'empêche pas d'obtenir des résultats aussi pertinents que ceux découlant de raisonnements logiques ou mathématiques négligeant la complexité de monde observé.
La proximité du raisonnement spontané ou empirique avec la logique quantique, comme nous l'indiquions dans l'article, n'aurait rien d'étonnant, puisque nous sommes de facto immergés dans le monde quantique d'une façon qui, en principe, devrait influencer chacun des atomes qui nous constituent. Il serait donc logique que nos organes sensoriels ou notre cerveau soient le siège d'interférence avec des entités quantiques d'une façon qui contribuerait à la construction de leurs représentations du monde. Mais il ne suffit pas de le supposer. Il faudrait mettre en évidence les domaines où une telle influence se ferait sentir.
Le programme de recherche correspondant rencontre des difficultés considérables. Elles tiennent à la non-compatibilité des deux mondes, le microscopique et le macroscopique, rendant les expérimentations très difficiles. En simplifiant, nous dirions que le monde quantique s'exprime à notre niveau par ce que le calcul quantique appelle des q.bits ou bits quantiques. Certains mathématiciens doutent de la pertinence d'un tel concept. Cependant, pour la grande majorité des physiciens, Il s'agit de particules qui ne conservent leurs propriétés (superposition d'états. intrication) que si elles n'interfèrent pas avec des atomes du monde macroscopique. Cette interférence provoque leur "décohérence"», ce qui "réduit leur fonction d'onde" et les transforme en particules du monde macroscopique. Elles se comportent alors comme toute particule ordinaire dans le monde de la physique et de la chimie quotidienne.
Or pour montrer leur influence sur les entités du monde macroscopique, une cellule vivante, un neurone, par exemple, il faudrait en principe saisir le moment très fugitif où elles interagissent avec cette entité avant d'être victime de décohérence. Jusqu'à présent, dans les projets de calculateurs quantiques, les physiciens n'ont réussi à manipuler qu'un très petit nombre de particules quantiques, maintenues en état de superposition grâce à des conditions rigoureuses: isolement magnétique, température proche du zéro absolu, et ce dans de courtes fractions de seconde. ...
Précisons que nous évoquons ici l'influence d'un bit quantique isolé et maintenu en état de superposition. Les physiciens savent depuis longtemps mesurer et utiliser les effets sur la matière vivante de flux de particules quantiques, par exemple ceux des rayons cosmiques. Mais ils se placent alors au plan statistique des grands nombres, qui est celui de la physique et de la biologie macroscopiques. Il ne s'agit plus de bits quantiques isolés, mais pourrait-on dire de champs.
Recherches récentes en biologie quantique
Quelles que soient les difficultés de telles recherches sur les bits quantiques, elles se développent rapidement aujourd'hui. Moins dans le domaine des calculateurs quantiques, qui semblent ne plus guère progresser, mais dans le domaine de la biologie. Elles semblent pouvoir expliquer ce que les biologistes considèrent depuis longtemps comme de véritables mystères.
Un des domaines explorés est celui de l'odorat. L'article cité de Michael Brooks mentionne les recherches de la chercheuse Jennifer Brookes de Harvard (http://wordpress.jenniferbrookes.org/), consacrées au sens de l'odorat ou olfaction. Elle montre l'inadéquation des hypothèses traditionnelles expliquant comment les molécules chimiques provenant du monde extérieur déclenchent des réponses adaptées des cellules olfactives, afin de permettre aux individus de discriminer entre les odeurs. Selon ces hypothèses traditionnelles, les récepteurs olfactifs fonctionnent comme des serrures qui ne s'ouvrent que confrontées à la bonne clef. Celle-ci correspondrait à la forme particulière de chaque molécule. Il y aurait ainsi environ 400 récepteurs olfactifs différents, pouvant en principe identifier un même nombre de molécules différentes. Mais l'humain serait capable de distinguer environ 100.000 odeurs différentes. Le chien reconnaît, avec il est vrai un tissu olfactif bien plus développé, un nombre encore plus grand de molécules odorifères.
Selon les hypothèses traditionnelles, ce résultat résulte du travail de construction du cerveau, au niveau des aires du cortex olfactif. Le cerveau a subi des évolutions qui lui permettent de reconstruire des objets complexes à partir d'une ou plusieurs entrées sensorielles différentes, éventuellement contradictoires. Le même travail, a plus grande échelle, est accompli chez l'homme par le cortex visuel. Cependant, dans le cas de l'odorat, la discrimination presque instantanée entre des milliers d'odeurs supposerait un cerveau extraordinairement performant. Une autre hypothèse ne s'impose-t-elle pas? En 1996, le biophysicien Luca Turin a suggéré que l'effet tunnel pouvait expliquer les performances du cerveau, que ce soit au niveau du cortex olfactif ou du cortex associatif. Très utilisé en électronique aujourd'hui, l'effet tunnel résulte du fait que, conformément aux principes de la mécanique quantique, quand un électron est confiné dans un atome, il possède une grande étendue d'énergies possibles. Il existe donc une certaine probabilité pour qu'il franchisse la barrière d'énergie qui devrait normalement lui interdire de s'échapper de l'atome.
L'hypothèse de Turin est que, lorsqu'une molécule odorante est logée dans un récepteur, un électron peut s'en échapper et traverser la molécule de part en part, provoquant à sa sortie une cascade de signaux que le cerveau interprète comme une odeur. Ceci ne peut se produire que s'il existe une correspondance exact entre le niveau d'énergie quantifiée de l'électron et la fréquence vibratoire naturelle de la molécule odorante. Ainsi une sensation d'odeur peut être générée sans que la molécule n'ait, telle une clef dans une serrure, à correspondre exactement à la configuration du récepteur olfactif. Cette hypothèse a été récemment démontrée dans le cadre d'une série d'expériences que nous ne détaillerons pas ici [voir Physical Review Letters ainsi que Proceedings of the National Academy of Sciences]. Elles tendent à prouver que sans l'effet tunnel et donc sans recours à la physique quantique, divers cas particuliers de discrimination entre odeurs, observables tant chez l'homme que chez une certaine espèce de mouche, ne seraient pas explicables.
D'autres processus biologiques semblent tout aussi inexplicables à moins de faire appel aux propositions de la mécanique quantique. C'est le cas de la production d'adénosine triphosphate (ATP) dans les mitochondries cellulaires. L'ATP est la molécule qui, dans la biochimie de tous les organismes vivants connus, fournit par hydrolyse l'énergie nécessaire aux réactions chimiques du métabolisme. Sans elle la vie n'existerait pas sous ses formes actuelles. Les stocks d'ATP de l'organisme ne dépassent pas quelques secondes de consommation. Elle doit donc être renouvelée très rapidement. Elle est produite en permanence à partir des molécules de créatine. La créatine recycle le phosphate libéré par hydrolyse de la molécule d'ATP originale. Ceci permet de conserver une énergie aussi facilement mobilisable que l'ATP, sans pour autant épuiser les réserves d'ATP. Mais le cycle de renouvellement doit être très rapide. Or le calcul a montré que cette rapidité, indispensable à la vie, ne se produirait pas dans les conditions de la chimie ordinaire. Il semble, selon une hypothèse présentée par le physicien Vlatko Vedral, de l'Université d'Oxford, que la rapidité du cycle découle de l'état de superposition des électrons impliqués dans le processus. Ceux-ci peuvent se trouver sur plusieurs sites à la fois, accélérant ainsi le processus de production de l'ATP. L'intervention d'électrons se comportant comme de véritables bits quantiques dans la production de l'ATP n'est pas encore prouvée sans discussion. Mais elle est de plus en plus considérée comme probable, d'autant plus qu'il ne s'agirait pas du seul cas où de tels bits quantiques joueraient un rôle dans des mécanismes fondamentaux pour le développement de la vie. Dans notre article cité en exergue, nous avions présenté les hypothèses proposées par Graham Fleming de l'Université de Berkeley. En étudiant le cycle de la photosynthèse dans la bactérie sulfureuse marine Chlorobium tepidum, il avait détecté des signaux caractéristique d'interférences quantiques au sein des centres responsables de la photosynthèse chez de telles bactéries refroidies à 77 degrés Kelvin (voir la revue Nature). En 2010 le même phénomène avait été détecté à température ordinaire dans les protéines photosynthétiques d'algues marines (voir Nature).
Un tel processus impliquant des électrons dotés de propriétés quantiques se produit comme dans le cas de la production d'ATP, avec des rendements hors de portée de la biochimie classique. C'est ce qui aurait fait son succès aux origines de la vie. La protéine est dotée d'un réseau moléculaire qui connecte les capteurs solaires extérieurs de la bactérie, les chlorosomes, avec les organites internes de la cellule produisant de l'énergie, là où se réalisent des réactions biochimiques à peu près identifiées aujourd'hui. Contrairement à la transmission d'énergie dans les systèmes physiques, où le rendement est inférieur à 20%, l'opération s'accomplit dans l'organisme photosynthétique avec des rendements supérieurs à 95%. La raison de ces performances découle de la physique quantique. Dans un système macroscopique classique, l'électron se déplace au hasard des canaux de connexion, en les explorant l'un après l'autre. Dans un système quantique, il explore simultanément les différents canaux disponibles jusqu'à trouver le plus efficace. Ceci fait, sa fonction d'onde s'effondre, ce qui permet quasi instantanément l'établissement d'une liaison physique classique, qui par définition se révèle rétroactivement la voie plus efficace. Un processus analogue à celui se produisant dans un calculateur quantique permet ainsi à l'organisme photosynthétique, que ce soit une bactérie ou une feuille, de trouver à partir d'une recherche instantanée au hasard, le meilleur chemin possible pour assurer au sein du milieu interne la transmission de l'énergie solaire. Ceci expliquerait pourquoi les plantes, même lorsque la lumière est faible, peuvent transformer en énergie plus de 90 % des photons qu'elles reçoivent. Par fort ensoleillement, elles sont obligées d'en évacuer la moitié, sinon elles périraient par surchauffe. Inutile de dire que reproduire de tels processus est l'enjeu de la photosynthèse artificielle. Mais aucun mécanisme probant n'a pu encore être mis au point. Serait-il possible d'envisager le recours à des bits quantiques jouant le rôle d'explorateurs dans le champ des possibles ? D'autres exemples aussi surprenants tirés de l'observation de la nature suggèrent le rôle d'effets quantique dans les organes sensoriels ou cérébraux de divers animaux. Aujourd'hui, l'étude du sens de l'orientation des oiseaux, si efficace qu'il reste encore en partie incompréhensible, semble de démontrer. En 2004, Thorsten Ritz de l'University de Calfornie avait suggéré que les oiseaux possèdent un organe sensoriel contenant des particules dont le spin enregistrerait les variations du champ magnétique terrestre, produisant des signaux que leur cerveau pourrait détecter. Mais le mécanisme nécessaire n'avait pas été découvert. Récemment le Pr. Marshall Stoneham de l' University College London, malheureusement décédé au début de l'année, a suggéré (voir le site Arxiv, "A new model for magnetoreception") que les oiseaux « voient » à proprement parler les variations du champ magnétique. Ils utilisent pour cela une propriété permettant de détecter la polarisation de la lumière qui est également présente dans l'oeil humain, mais qui n'a pas été développé chez l'homme pour l'orientation. Il s'agit de l'effet dit de la brosse de Haidinger se traduisant par l'apparition de zones de différentes couleurs dans le champ visuel.
Cet effet chez l'homme résulte d'une propriété des cônes, l'une des deux espèces de cellules photoréceptrices. Ceux-ci sont dotés d'une molécule dite lutéine sensible à la lumière bleue. Le champ magnétique pourrait produire une distorsion de cette nature dans le champ visuel de l'oiseau. Elle changerait avec les orientations du champ. Mais pour cela, il faudrait que les états quantiques impliqués durent assez longtemps pour affecter simultanément un nombre minimum de molécules photoréceptrices. Des photons quantiques maintenus en état de cohérence le temps suffisant grâce à un dispositif encore hypothétique présent dans l'oeil, pourraient permettre ce résultat.
Sources :
- Michael Brooks. "Quantum Life, the weirdness inside us" : nous en avons adapté ici certains passages.
- Voir aussi Automates Intelligents. Du côté des labos. "Processus quantiques interagissant avec des organismes biologiques"
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