Cartographie de la terre promise
L'attachement que l'on porte à son lieu d'origine et donc au paysage et au climat qui en particularisent le caractère a toujours été contrebalancé, chez l'homme moderne, celui qui quitta un jour son « berceau africain », pour s'engager dans une découverte conquérante de l'espace terrestre, par la puissance attractive d'ailleurs, et de ces ailleurs successifs qui le conduisirent aux infinis bouts du monde.
L'esprit pragmatique estimera que cet abandon de la « patrie » natale fut imposé par les vicissitudes, de nature généralement climatiques, qui le condamnèrent à aller au loin chercher les moyens de sa survie. S'ajoutèrent à cette fuite de la sécheresse ou d'autres causes « objectives » et « naturelles » (la surpopulation en faisant partie lorsque, soudain, le territoire nourricier se trouvait encombré de bouches excédentaires et que l'on ne pouvait songer à empiéter sur celui de la tribu voisine, qui s'y fût violemment opposée) cette curiosité ludique et culturelle qu'éprouva tôt l'Homo Erectus, puis ses avatars Sapiens et Sapiens-Sapiens envers les mondes inconnus, comme si quelque révélation ou quelque abondance devait les y attendre.
Enfin, vinrent les conteurs de sornettes, mythomanes fabuleux, qui se firent les propagandistes de ces étranges cantons méconnus et de ces prestigieuses Terrae Incognitae. La littérature prit leur suite et, pour ma part, qui suis un lointain rejeton de cet Erectus ambulant, c'est dans les livres que je commençai à fantasmer à propos des terres lointaines, même si les hasards de l'Histoire me jetèrent tôt sur les routes, à la suite de mes parents fuyant un authentique et imminent danger (mon père étant menacé par un voisin d'être dénoncé comme « terroriste » inféodé aux assassins de Jeanne d'Arc et ennemis jurés de Du Guesclin).
Les livres, donc, me précipitèrent dans la spirale du nomadisme onirique, puis réel, plus sûrement que les conditions objectives de ma survie ; et cet « appel de l'ailleurs » trouva en moi le digne descendant de ce chasseur cueilleur qui, parti sur la trace des gros gibiers eux-mêmes expatriés par pragmatique instinct de survie quand la pénurie, la disette et les conditions climatiques ne laissèrent plus d'autre choix que de partir, découvrit l'agrément des autres paysages et des formes ignorées, parfois très étranges, que prend la vie ici ou là.
Mon nomadisme fut donc à la fois conjoncturel et livresque ; il me transforma de fond en comble, m'obligeant à changer de mœurs, sinon de mentalité, à chaque changement de lieu. Cette adaptation se fit aussi de femme en femme, ma nature étant, à chaque rencontre amoureuse, sollicitée vers des zones de moi-même dont j'ignorais l'existence ou que je n'avais pas encore osé investiguer.
Je fus aussi tributaire des paysages imaginaires ou soigneusement transcrits en images par les peintres chinois anciens, par les primitifs italiens, puis par les Flamands et les Hollandais, par les Français à partir de Claude Lorrain et les Allemands à la suite de Friedrich. Mon intime cartographie se mua en kaléidoscope paysager qui se transforme à volonté, ou de manière inattendue, dès lors que je me mets à songer à ma mouvante existence.
Je me vois ainsi tantôt dans la Baie de Rio tremblante de soleil, tantôt dans le semi désert ou l'exotique steppe à cactées de Teotihuacan, d'autres fois parmi les collines de Corée ou dans l'atmosphère amphibie des rives de l'Euphrate, dans les Monts de Tlemcen ou tout au bout du Cabo de Gata, parmi les tourbières du Connemara ou dans les replis carpatiques du Maramures, au milieu de l'invraisemblable Cappadoce ou de la raffinée campagne toscane ; fasciné par les lacs gelés et les bouleaux enneigés de Trakaï ou par le chatoiement de la mer à Delphes, par l'énorme forêt du Réservoir faunique de La Verendrye ou par le bayou Laffitte, par le littoral dalmate vu depuis l'avion de Zagreb à Dubrovnik ; par les canaux urbains d'Amsterdam et de Delft ; par l'Aubrac et par les Monts d'Arrée ; par la Margeride et par le Pays de Caux, par les Causses et par les circonvolutions des rivières périgourdines. Et je ne me vanterai pas en disant que c'est partout chez moi, que je ne puis me centrer sur moi-même sans disposer de cet ensemble de « paysages », ainsi que de dix autres, de cent autres un jour ou l'autre parcourus (et quand je parcours un lieu, je l'habite, mieux encore : j'y nais ; c'est ainsi que je naquis aussi du corps de plusieurs femmes, qui sont chacune le plus intime et le plus crucial de mes paysages).
Mais lorsque je veux revenir à mon premier « environnement naturel », c'est au carré d'herbes et de fleurs sans prestige qui occupait un centiare de terre situé devant la porte de ma maison natale, à Avignon, impasse Lescure. Déjà, j'en avais fait mon Orénoque et ma forêt birmane, avant d'avoir entendu, ou plutôt lu, parler pour la première fois de ces étranges et exotiques touffeurs végétales...