Vivre ou végéter, n’est- ce pas la question?
Convient-il d'estimer que ceux qui furent épargnés durant leur enfance par l'afflux de ces drames familiaux ou sociaux, qui constituent le sous-bassement de la plupart des névroses ou des psychoses, auront été favorisés par le destin ?
A priori, on répondra que oui, pour ce qui est de leur vécu du temps de la dite enfance. Mais, à la réflexion, on n'en est pas si sûr car, si la propension des enfants « sans histoire », élevés dans un cocon, est de finir dès l'âge adulte par s'immerger dans l'ouate d'une abyssale conformité sans relief ni surprise, et sans besoin démesuré d'outrepasser les bornes de l'insidieuse et très apparente fatalité, la vraie vie de l'imaginaire et de la puissante pulsion émancipatrice prend toujours ses racines dans la frustration d'enfance et dans le sentiment d'injustice et de révolte qui s'y enracina.
Qu'elles soient liées au banal mais dramatique dysfonctionnement du couple parental (qui se déchire et risque bien de se conclure par un divorce dont l'enfant est la principale victime, qu'on dira hypocritement « collatérale », alors qu'elle en est le centre névralgique), ou à la nature de l'environnement objectif (pauvreté, conflit armé conjoncturel, ou tout autre phénomène de nature tragiquement sociale), ces causes de déstabilisation psychoaffective auront soit liquidé à jamais toute faculté de résistance ou de réaction de l'individu, soit forgé son caractère (y compris le cas échéant en le rendant caractériel justement), soit affermi en lui un désir de vivre, d'être, de prospérer même, coûte que coûte.
Les artistes et quantité d'esprits inventifs, puissamment armés contre l'adversité et instinctivement induits à courir droit vers l'essentiel, mais aussi à creuser jusqu'au plus profond de leur ego et de leur anonyme spécificité zoo-anthropologique, puiseront dans ce malheur initial, non pas l'aliment d'un bonheur improbable, mais celui d'une autonomie tendant vers ce maximum de liberté dont peut rêver un animal, fût-il humain (le fatum de notre mortalité toujours trop précoce interdisant tout excès d'euphorie).
Du moins, durant ce laps de temps qu'aura duré le temps de cette émancipation et de cette indépendance (de pensée et d'expression), aura-t-on vécu à plein régime et tellement à l'écart des débilitantes et humiliantes conventions que c'est comme si une autre vie, la vraie en quelque sorte, nous avait été octroyée in fine, au moment où, le champ des possibilités s'étant singulièrement étréci, nous reste cependant la rare possibilité d'accéder au plus profond et au plus dense de nous-mêmes, celui où se trouve confiné, en résidence surveillée, l'ego sum principiel, inaliénable et précautionneusement éludé ou occulté par notre timoré « être social ».
Mais pour cela, mieux n'avoir pas subi les émollients effluves d'une enfance trop préservée des effets d'une trompeuse éducation « sans histoires », ce piège à cons non inscrit au registre des avanies préjudiciables.
Paris, ce mardi 8 novembre 2011.