Quand Jean Jaurès dédouane le Patronat
Par Ch. Dubuisson
A chaque fois qu’un leader politique souhaite récupérer des voix, il en appelle à Jaurès, qui les renvoie dos à dos, photo à l’appui !
Où l’on ne peut décemment accuser cet illustre tribun de gauche d’être sectaire et de prêcher la lutte des classes chère aux marxistes. Où l’on ne cherche pas ici à stigmatiser celui qui réussit, à traquer l’affreux capitaliste qui s’en met plein les poches. Où, dans la « Dépêche de Toulouse » du 28 mai 1890, Jean Jaurès nous parle avec éloquence du goût (paradoxal) du risque dans l’esprit d’entreprise et du courage de l’entrepreneur. Histoire de brouiller les pistes, de casser les clichés et les clivages caricaturaux entre droite et gauche.
Il n’y a de classe dirigeante que courageuse. A toute époque, les classes dirigeantes se sont constituées par le courage, par l’acceptation consciente du risque. Dirige celui qui risque ce que les dirigés ne veulent pas risquer. Est respecté celui, qui volontairement accomplit pour les autres les actes difficiles ou dangereux. Est un chef celui qui procure aux autres la sécurité en prenant pour soi les dangers.
Le courage pour l’entrepreneur, c’est l’esprit de l’entreprise et le refus de recourir à l’Etat ; pour le technicien, c’est le refus de transiger avec la qualité ; pour le directeur du personnel ou le directeur d’usine, c’est la défense de l’autorité et, avec elle, celle de la discipline et de l’ordre.
Dans la moyenne industrie, il y a beaucoup de patrons qui sont eux-mêmes, au moins dans une large mesure, leur caissier, leur comptable, leur dessinateur, leur contremaître. Ils ont avec la fatigue du corps, le souci de l’esprit que les ouvriers n’ont que par intervalles. Ils vivent dans un monde de lutte où la solidarité est inconnue. Jusqu’ici, dans aucun pays, les patrons n’ont pu se concerter pour se mettre à l’abri, au moins dans une large mesure, contre les faillites qui peuvent détruire en ce jour la fortune et le crédit d’un industriel.
Entre tous les producteurs, c’est la lutte sans merci pour se disputer la clientèle, ils abaissent, jusqu’à la dernière limite, dans les années de crise, le prix de vente des marchandises, ils descendent même au dessous des prix de revient. Ils sont obligés d’accorder des délais de paiement démesurés qui sont pour leurs acheteurs une marge ouverte à la faillite et, s’il leur survient le moindre revers, le banquier aux aguets veut être payé dans les vingt-quatre heures.
Lorsque les ouvriers accusent les patrons d’être des jouisseurs qui veulent gagner beaucoup d’argent pour s’amuser, ils ne comprennent pas bien l’âme patronale. Sans doute, il y a des patrons qui s’amusent, mais ce qu’ils veulent, avant tout, quand ils sont vraiment patrons, c’est gagner la bataille. Il y en a beaucoup qui, en grossissant leur fortune, ne se donneront pas une jouissance de plus ; en tout cas, ce n’est point surtout à cela qu’ils songent. Ils sont heureux, quand ils font un bel inventaire, de se dire que leur peine ardente n’est pas perdue, qu’il y a un résultat positif, palpable, que de tous les hasards, il est sorti quelque chose, et que leur puissance d’action est accrue.
Non, en vérité, le patronat tel que la société actuelle le fait, n’est pas une condition enviable. Et ce n’est pas avec les sentiments de colère ou de convoitise que les hommes devraient se regarder les uns les autres, mais avec une sorte de pitié réciproque qui serait peut-être le prélude à la justice.