La Fête du soleil à Stonehenge
Christian Duteil
Dans la plaine de Salisbury, au milieu de champs clôturés se dresse dans le crépuscule le site préhistorique de Stonehenge non loin d’Amesbury (comté du Wittshire). C’est la plus grande structure néolithique d’Europe encore debout et sans doute la plus célèbre. Les Celtes lui ont toujours voué un grand respect: on sait aujourd’hui qu’ils n’en sont pas les bâtisseurs mais seulement les utilisateurs pour leurs cérémonies. Son nom saxon signifie «gibet de pierre» alors qu’on le traduit littéralement par «les pierres suspendues». Or, Stonehenge n’a pas encore livré tous ses secrets. Etait-ce un temple, un monument funéraire ou un immense observatoire?
Une ancienne borne indique le chemin parcouru « LXXX miles from London ». Le crépuscule de la fin juin nous permet d’admirer des pierres énormes disposées en cercle et réunies deux à deux en leur sommet par des linteaux. Des silhouettes blanches surgissent des ténèbres… Quelques druides retardataires se drapent de la robe de lin, la saie blanche. Les novices, souvent serrés dans des jean’s, se perdent dans la foule qui campe déjà sur le site.
A côté, au-delà des barbelés, des jeunes s’agitent au rythme d’un concert de pop parmi des tentes dignes de la tradition sioux.
Trois hypothèses pour tenter de résoudre un mystère.
Curieuse alchimie de tradition et de non conformisme post moderne sur un site mystérieux gardé par quelques « bobies » débonnaires qui en ont vu d’autres. En ce début de XXIe siècle, la « beat generation » et ses iconoclastes chevelus pactisent avec les dieux celtes et la philosophie druidique lors du solstice d’été tout proche.
En attendant le début de la fête du soleil en trois actes ou moments clefs (minuit, 4 heures, 11 heures), nous plantons et dressons notre tente, car la nuit s’annonce longue et fraîche à l’ombre des immenses pierres qui impressionnent par leur taille et surtout par leur disposition particulière. Pourtant, de nombreux mégalithes ont disparu au Moyen Age quand le site a été, hélas, utilisé comme carrière.
« Stonehenge se dresse aussi solitaire dans l’histoire que sur la grande plaine », écrit le romancier Henry James. Mais sur les trente pierres composant le cercle à l’origine, il n’en reste plus de seize. Ey encore il faut bien compter et recompter….
Si le mystère de l’acheminement des monolithes provenant de roches diverses reste entier, en revanche la vocation de Stonehenge fait l’objet de trois grandes hypothèses plus ou moins plausibles.
Primo, ce serait un lieu de sépulture bien que, comme sur le site de Carnac, on n’y trouve ni couloir ni chambre funéraire. D’après les datations au carbone 14 (radiocarbone), sur les restes de corps incinérés sur le fameux site, Stonehenge serait un lieu de sépulture depuis sa création il y a cinq mille ans.
Secondo, Stonehenge serait d’abord un lieu de culte si l’on en croit les archéologues. Mais rien ne vient infirmer ou confirmer cette hypothèse.
Enfin, selon les astronomes qui étudient comme Gérard Hardkins le site depuis 1961, Stonehenge serait tout simplement un vaste observatoire. Car, les mégalithes s’ordonnent en des lignes de visées mettant en valeur des phénomènes astronomiques. Les cercles de trous correspondraient au système simple d’une machine à calculer gigantesque et primitive mais d’une précision stupéfiante. Enfin, les différents angles entre les pierres solitaires matérialiseraient les solstices et les équinoxes, les levers et les couchers de soleil et de lune. Nous sommes là pour tenter de vérifier cette troisième hypothèse qui est sans doute la plus séduisante.
Premier acte de la nuit la plus courte
Minuit. Une cinquantaine de fantômes immaculés s’ébranlent et se rassemblent dans la plaine, près du site de Stonehenge. La procession des druides se déplace sur un rang à travers champs. A sa tête, le chef des druides et le porte glaive donnent le rythme et ouvrent le chemin. On note une vingtaine de femmes, dont une jeune mère qui serre contre sa poitrine son bébé endormi. Les terres gorgées d’eau sont minées d’ornières et d’immenses flasques d’eau qui reflètent l’étrange procession. Le service d’ordre discret monte la garde et éclaire le cortège lorsque la route coupe le champ. Le druide officiant ou « Pendragon » ferme la marche et écarte les fils de fils barbelés qui délimitent et défendent les terres. Des phares blancs trouent les ténèbres tandis que les avertisseurs lumineux de la police balaient le chemin. Une bonne odeur de foin et de boue accompagne le groupe des druides qui se dirige vers le lieu tellurique.
Après un dernier crochet sur une butte, le cortège devient cercle. Les druides se tiennent tous par la main pour mieux entrer en communion avec la nature et bénéficier des vertus des nœuds telluriques du site choisi. Alors commencent des incantations vers la voûte étoilée, en particulier les deux étoiles Alpha et Bêta. Chacun est recueilli et écoute en silence le discours du maître de cérémonie sur l’harmonie de l’univers, la loi des radiations, les courants telluriques. Nous saisissons alors que nous sommes sur un des réseaux nerveux de la terre.
Le site mégalithique de Stonehenge est bâti – comme toutes les cathédrales – sur un nœud de courants telluriques. C’est pourquoi le poids des siècles ne semble pas avoir de prise sur lui. L’esprit druidique souffle ici et là tandis que les profanes sont, eux aussi invités, à rejoindre le cercle et le Collège. A la fin du discours, les druides élargissent le cercle en reculant d’un pas et posent la main sur l’épaule du confrère immédiatement à gauche.
En silence, le groupe reprend le chemin du retour sur un signe de l’officiant. Quelques flèches dessinées à la craie à même le sentier ramènent les brebis perdues et les distraits dans le droit chemin. D’autres se guident en écoutant l’écho des guitares électriques du concert pop qui se répercute dans la morne plaine de Salisbury. Des badauds, sortis de leurs automobiles bloquées par les barrages du service d’ordre, fixent ahuris ce cortège baroque sorti de la nuit…
Fin du premier acte. Il ne reste plus qu’à se réchauffer et à récupérer quelques forces en attendant les deux autres qui se dérouleront au milieu des mégalithes de Stonehenge.
Deuxième acte vers le jour le plus long
A 3 heures du matin, les druides, novices et initiés confondus dans un bel ensemble immaculé, passent la Slaughter Stone (la pierre du sacrifice), porte principale du site. La rosée humecte les pieds du Druid Order. Un druide ventru parle à la jeune mère qui porte désormais son bébé sur le dos. Les cinq novices se séparent des initiés en arrivant face au cercle de Sarsen.
En compagnie d’un « parrain » ou d’une « marraine », chaque novice se recueille près d’un mégalithe désigné par le chef des druides. Défense d’approcher de ces cinq autels immenses où le novice attend, tête nue, le rituel d’initiation. A part quelques privilégiés, la foule est tenue à distance et assiste de loin à la fête druidique. Quelques enragés iconoclastes osent interpeller le maître de cérémonie en lui demandant à quoi rime toute cette mascarade au petit matin. On les fait taire…
Les porte-drapeaux déploient des bannières marquées aux symboles de l’ordre druidique. Se déplaçant comme sur un cadran solaire (dans le sens des aiguilles d’une montre), la procession saute de pierre en pierre, s’arrêtant devant chaque novice seul avec lui-même. Druides et druidesses forment une haie impressionnante face au nouvel élu qui prononce alors sur l’épée le serment d’allégeance et la vertu du silence vis-à -vis des non dignitaires. Le Grand Druide lui rappelle ses devoirs. Le nouveau promu peut acquérir et accéder aux connaissances druidiques secrètes sans avoir le droit de les révéler. Ayant satisfait aux diverses questions rituelles, le novice prend place dans la procession. On en remarque un autre au crâne dégarni et aux gestes obséquieux qui suit, tel un automate, le porte-glaive.
Au grand complet, l’étrange procession a presque bouclé le cercle de Sarsen et se retrouve face à l’entrée du temple solaire. Les fantômes blancs dans la nuit entourent alors l’autel, attendant le soleil levant. A 4h07, le premier rayon de soleil flirte avec la Heel Stone, le mégalithe le plus célèbre au monde. Le Pendragon, maître du rite plante son glaive dans une fente de la Heel Stone aux dimensions impressionnantes (5 mètres de haut sur 6 mètres à la base, 45 tonnes). Placé idéalement entre les deux montants du cercle de Sarsen situé face à la pierre de l’autel, je contemple le lever du soleil au sommet de la Heel Stone auréolée d’une lumière surnaturelle. Instant magique et rare : l’énorme mégalithe apparaît d’or à nos yeux éblouis tandis que l’épée plantée dans le roc devient argent et scintille de tous feux. C’est le solstice d’été ou « Alban Helin ». Fantasmagories, symboles et traditions hantent ce complexe dantesque… cerné de pierres et de barbelés. Le soleil demeure toujours dans son axe. C’est l’axe de la Grande roue du temps, le centre d’où tout vient et vers lequel tout converge. Le temps est le lieu de l’alternance permanente entre jour et nuit, chaud et froid, confiance et épouvante. Dans le calendrier celtique, chaque mois est défini par Mat (faste) et Anm(at), néfaste. Les jours fastes sont MD, les jours D sont fastes. Mais un système d’échange rituel permet de sanctifier les périodes néfastes. Les mythes essentiels sont datés : ils correspondent à une liturgie répertoriée au calendrier. Le cycle d’une année reproduit les cycles cosmiques. Solstices et Equinoxes rythment les étapes de l’éternel retour…
Cette fête du soleil à l’occasion du solstice d’été nous incite à trouver notre centre, le centre du cercle de notre vie, à y demeurer et à inscrire notre cercle dans le grand cercle de la vie. A partir du 21 juin, les jours raccourcissent et les ténèbres l’emportent à nouveau sur la lumière.
C’est pour les druides l’anniversaire de la naissance du Christ, l’Esprit solaire venant du monde de Lumière qui vient éclairer notre monde des ténèbres de ses lumières. Le feu, symbole solaire par excellence, est alors célébré. Ici point de bûcher, mais un petit récipient dans lequel brûlent les neuf herbes rituelles de la Saint-Jean (thym, sauge, romarin, trèfle, jusquiame, primevère, verveine, etc.). Immobiles, comme statufiés, les druides et les novices s’ouvrent aux caresses du soleil levant.
Paumes ouvertes et visages levés vers la voûte étoilée, ils invoquent l’astre brûlant « qui éclaire le 21 juin ce qui est dans l’ombre ». Irradiés, ils semblent entrer en vibration et en communion avec le ciel au dessus de leurs têtes. Une druidesse fait passer un encensoir qui sent bon les arômes des plantes de la Saint Jean.
Rite solaire qui est aussi un rite de paix. Le feu n’est pas ici synonyme de guerre et de discorde. Sur l’invitation du druide officiant, le héraut sonne du cor. Levant la main gauche vers le ciel sans doute pour en recevoir les bonnes vibrations, il arpente ensuite les quatre points cardinaux en demandant d’une voix forte : « Au Nord (ou au Sud, à l’Ouest, à l’Est) y-a-t-il la paix ?... » Rassuré par quatre oui sonores, le héraut salue le druide de l’épée ou porte-glaive. Une nappe blanche, une rose, un encensoir et une couronne de feuilles de chênes sont déposés au pied des bannières. Chacun des protagonistes recharge son énergie et respire les parfums distillés par l’encensoir.
Après une nuit agitée et baroque se lève sur Stonehenge le jour le plus long. Les porte-bannières s’agitent et la procession quitte l’enceinte après une dernière invocation au dieu soleil. Titubants, nous nous jetons sous notre tente devenue serre pour nous assoupir… en priant pour ne pas rater le final.
Troisième acte de la fête toujours recommencée
Il est 11 heures, un peu plus tôt, un peu plus tard. Hébétés de sommeil et de lumière, nous rejoignons comme des somnambules nos druides fringants qui sont réunis dans l’hémicycle de pierres bleues en forme de fer à cheval. Parmi eux, deux ovates aux cheveux blonds ornés de fleurs entourent la dame de cérémonie enroulée dans une cape jaune. Druides et druidesses font circuler sur leurs têtes la couronne dressée de feuilles de chêne. Pourquoi le chêne ? « Tout simplement parce que le chêne étant l’arbre sacré le plus noble de notre terre celtique, il doit établir une communion entre la tête couronnée et les forces telluriques », nous déclare un initié.
Il est juste midi en ce solstice d’été. La jeune fille à la cape jaune s’avance alors vers l’officiant avec la corne remplie d’hydromel. L’astre brillant de tous feux éclaire tout Stonehenge à tel point de l’ombre n’existe plus pendant quelques instants. Les druides en profitent pour célébrer l’Initiation qui est l’illumination de tout ce qui restait jusque là dans l’ombre et les ténèbres.
Sur le chemin radieux de Stonehenge, les novices ne sont plus alors des profanes ignorants mais des druides éclairés. Le Pendragon boit la coupe, puis reçoit chaque élu qui boit à son tour. Les trois jeunes filles s’activent autour de la corne. Initiés, nouveaux promus, profanes (s’ils le désirent) peuvent venir boire l’élixir.
Selon la tradition celtique, ce rite signifie que tous « communient dans un même esprit avec les forces telluriques portées à leur paroxysme ». Chaque participant, commente et amplifie cette communion. La dame de cérémonie salue le Grand Druide, essuie les bords de la coupe d’argent avec un linge blanc apporté par une assistante. Chacun attend son tour guidé par le druide de service.
Une nappe de plomb descend du ciel bleu. Les touristes s’étalent sans vergogne sur les pierres couchées… Heureux lézards gorgés d’hydromel et de soleil… Les druides stoïques drapés dans leur habit de lumière en forme de saie blanche font de la résistance et donnent l’accolade à leurs nouveaux frères. Tous les félicitant après que le Grand Druide ait tracé au dessus de leur tête le signe sacré.
Il est près de 14 heures, un peu plus, un peu moins. La fête est morte, vive le solstice d’été. Glissant entre ces pierres dressées vers les galaxies, je me fais l’effet d’un humanoïde égaré parmi les grands hommes blancs aux formules magiques et mystérieuses.
CD