Délai d’attente chez les ophtalmologistes : quelles solutions dans une France sous-médicalisée ?
115 jours… C’est l’interminable délai d’attente moyen pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologiste (1). En manque de spécialistes, la France doit faire face à un désert médical de la vision qui n’est pas sans risque pour la santé publique. Il est impératif de mettre en place rapidement des solutions pour fluidifier le parcours de soins visuels, sans négliger l’intérêt, ni la sécurité des patients.
La pénurie d’ophtalmologistes : un phénomène inquiétant, et qui s’aggrave
L’ophtalmologie détient un record dont elle se passerait bien. Il s’agit de la spécialité qui affiche les délais d’attente les plus longs pour l’obtention d’un rendez-vous : 115 jours en moyenne selon la dernière étude sur le sujet (1), soit deux fois plus que pour la gynécologie, qui occupe la deuxième place de ce podium. Et cette moyenne cache une réalité plus inquiétante encore : dans certaines régions le délai atteint 385 jours ! En outre, le phénomène n’est pas en voie d’amélioration, bien au contraire : avec 5 808 ophtalmologistes recensés au 1er janvier 2012 (soit une moyenne de 9 médecins pour 100 000 habitants) (2), un taux d’augmentation inférieur à celui de la population française - qui plus est vieillissante, et 40% d’entre eux... âgés de 55 ans et plus, l’écart ne peut que se creuser entre les besoins de la population et l’offre de soins dans cette spécialité.
De vrais risques pour la santé
Or les difficultés d’accès à l’ophtalmologie ont des conséquences sur la qualité des soins, mais aussi sur le dépistage des pathologies et infections visuelles. En premier lieu -c’est leur activité la plus connue- les ophtalmologistes sont chargés de vérifier l’acuité visuelle des patients, et de prescrire en conséquence lunettes ou lentilles correctrices adaptées. Plus que de simple « confort » visuel, il s’agit d’un enjeu essentiel pour la santé et la sécurité des personnes concernées, mais aussi pour la prévention du vieillissement de l’œil. Les ophtalmologistes sont également responsables de la détection et du traitement de pathologies potentiellement graves telles que la DMLA, le glaucome, la cataracte…
Autant d’affections qui peuvent conduire à une cécité partielle ou totale et avoir de lourds effets sur l’état de santé des patients. Pour Béatrice Cochener, présidente de l’Académie Française d’Ophtalmologie, « le dépistage est crucial » : chez plus du tiers des patients consultant pour se faire prescrire des lunettes, un autre souci médical est détecté. C’est pourquoi la pénurie d’ophtalmologistes et les délais d’attente qui en découlent posent un véritable problème de santé publique, à plus forte raison quand on sait que la première cause de renoncement aux soins chez un médecin spécialiste sont ces délais d’attente : 59% des Français ont en effet déjà renoncé à une consultation pour ce motif (3).
Quelles solutions en vue ?
Face à cette situation préoccupante, l’ensemble des acteurs de la filière visuelle appelle de ses vœux des actions rapides. Le passage par l’ophtalmologiste doit rester possible pour tous, voire obligatoire dans certains cas. Mais pour ce faire, il est nécessaire de libérer leur salle d’attente en leur offrant un soutien sur certains actes, notamment en matière de suivi. En effet, la filière visuelle a la chance de disposer d’autres professionnels susceptibles de contribuer à l’amélioration générale de l’offre de soins en la matière. L’utilisation des compétences des orthoptistes et opticiens (et éventuellement optométristes… bien que le débat sur la reconnaissance de cette profession, porté par le député Gérard Bapt reste houleux et sujet à controverse), ces derniers assurant notamment un vrai maillage de proximité de l’ensemble du territoire, s’impose comme une réponse naturelle à ce problème de sous-médicalisation. Toutes les parties prenantes l’évoquent d’ailleurs de plus en plus : médecins, opticiens et orthoptistes, mais aussi pouvoirs publics. Marisol Touraine, la ministre de la Santé, a par exemple dévoilé à l’automne dernier un plan de lutte contre les déserts médicaux qui cite explicitement le cas de l’ophtalmologie pour la mise en place de ce qui est nommé « transfert de compétences » vers les autres professionnels de la filière.
Mais il faut encore déterminer les contours de cette solution qui a déjà l’avantage de pouvoir être mise en œuvre sans délai et sans risque pour le patient, dès lors qu’elle s’appuierait sur des professionnels formés et serait strictement délimitée et encadrée...
Entre enjeu de santé publique et débat de nature commerciale : ne pas perdre de vue l’intérêt des patients !
Malheureusement ce débat sur l’accès aux soins visuels a la particularité de se mêler à des considérations plus commerciales autour de la libéralisation de la distribution des produits optiques. Ce qui conduit parfois à des propositions peu pertinentes. Le cas des lentilles de contact est édifiant : sous le coup d’une injonction de Bruxelles pour non-respect du droit communautaire car il n’autorise pas explicitement leur vente en ligne, le gouvernement a choisi de légiférer rapidement en s’orientant vers l’autorisation de cette pratique… et négligeant au passage l’obligation de prescription médicale pour la délivrance de lentilles de contact ; or, on sait désormais les graves complications médicales pouvant découler d’une mauvaise utilisation (œdème cornéen, par exemple). C’est pourtant le sens du projet d’arrêté du ministère de la santé qui devrait être intégré au projet de loi DDADUE (diverses dispositions d’adaptation au droit de l’Union européenne dans le domaine de la santé), qui sera discuté en septembre prochain, et dont le principe vient d’être repris également dans un amendement introduit par le Sénat au projet de loi Hamon sur la consommation. Pour libéraliser la distribution des lentilles, ces dispositions libéralisent au passage leur délivrance (ni prescription initiale, ni suivi imposés), avec tous les risques que cela comporte pour la santé des porteurs. D’ailleurs les lunettes restent évidemment soumises à prescription médicale, alors qu’elles ont la même fonction, et ne sont pas, elles, en contact direct avec la cornée ni ne nécessitent impérativement un renouvellement (et donc un suivi) régulier.
Or, il s’agit typiquement d’un champ d’action où l’on pourrait efficacement remédier aux déserts médicaux par une meilleure coopération entre ophtalmologistes et opticiens / orthoptistes. En effet, sans revenir sur l’obligation de prescription médicale initiale absolument nécessaire, il suffirait d’étendre la durée de validité de l’ordonnance (par exemple à 3 ans, comme c’est le cas pour les lunettes), et de confier aux opticiens ou orthoptistes formés en contactologie le suivi du renouvellement des lentilles après un contrôle régulier, le tout dans des limites encadrées par les ophtalmologistes. Une solution qui préserverait la sécurité des porteurs tout en libérant du temps aux ophtalmologistes, et n’empêcherait nullement l’autorisation de vente du produit lui-même, y compris en ligne.
Agir vite… mais de façon sensée
En manque chronique d’ophtalmologistes, mais aussi et de plus en plus, d’orthoptistes, la France devra rapidement prendre des mesures pour continuer à assurer des soins de qualité en matière visuelle à la population. Mais il ne faut pas confondre vitesse et précipitation, ni santé et commerce… la législation doit évoluer, c’est indéniable. Pour autant la facilitation de l’accès aux soins, comme les impératifs commerciaux, n’ont pas à se faire aux dépens de la qualité de ces soins et du suivi des patients. Car des solutions existent pour concilier tous ces impératifs, à commencer par l’impératif de maîtrise du budget des CAM.
Publié par Marie duval.
(1) Etude Santéclair publiée dans Capital en janvier dernier
(2) Chiffres publiés par le Ministère de la Santé : http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/Compte-rendu_de_l_audition_des_Ophtalmologistes_du_15fevrier2012_.pdf
(3) Etude Ifop réalisée pour le cabinet Jalma publiée en décembre 2012