Marie Didier, Pionnière de la contraception
Marie Didier
Médecin des Roms et des défavorisés
Pionnière de la contraception en Midi Pyrénées
« Le mouvement qui me porte à l’encontre des malades est voisin de celui de l’amour. »
Mais aussi :
« Nous nous leurrons sur notre capacité compassionnelle, il faut être modeste sur son authenticité et essayer d'y voir clair ».
Marie Didier, le Dr. Marie Didier, c’est toute une vie au service de celles et ceux qui souffrent. Encore aujourd’hui. Avec une coquetterie désarmante, elle dit : « En dépit de mon grand âge, je continue ». En effet, elle résistait en ce mois de février dernier, à Toulouse, aux côtés des SDF qui avaient trouvé à s’abriter pendant les grands froids, dans un gymnase du Ramier, quartier de la ville rose. Les forces de l’ordre sont venues les en déloger, manu militari.
Pendant toute sa carrière professionnelle, le Dr. Marie Didier a prodigué ses soins aux personnes de l’exclusion. Pendant son internat à Toulouse, début des sixties, dès la première année, elle soigne les femmes prostituées au foyer Ste Claire. Et très vite, elle rejoint l’équipe de Jean-Claude Guiraud dans un bidonville, le camp de Ginestous, où il y a des gitans, et depuis lors elle n’a cessé de s’intéresser aux défavorisés :
« Je faisais des consultations gynécologiques dans un wagon à bestiaux, sur une table de cuisine. Il y avait avec moi Marie-Rose, une infirmière espagnole formidable. Une assistante sociale frappait aux portes des caravanes… J’ai commencé à introduire la contraception et des consultations pour femmes enceintes. »
Ce choix de soigner les exclus, Marie Didier ne se l’explique pas ; elle dit n’obéir à aucune grande et noble aspiration particulière. Elle s’y consacre tout naturellement. Tout simplement.
Après tout, n’a-t-elle pas été elle-même, dès son jeune âge, une petite exclue de l’enfance ?
« Je suis née à Nancy pendant la guerre. Papa est tué au front quand j’ai trois mois. Ma mère, qui était du Lauragais nous ramène, ma sœur et moi vers Toulouse et je grandis dans le village de mes grands-parents. Ma mère est solitaire, triste. Elle a repris des études, passe son bac à 28 ans et devient institutrice remplaçante. Je suis très proche de ma sœur et de mon grand-père ».
Ce grand-père qui prend toujours sa défense, à qui « elle voue un amour définitif ». Son enfance est racontée à la troisième personne du singulier dans son dernier livre « Le veilleur infidèle » (Gallimard, 2011) : « Petite fille, elle prenait le bonheur, le plaisir, les chagrins, de plein fouet, sans recul, comme si elle n’avait pas de peau. »
Elle nous fait témoin de son éveil à la vie, où panthéiste par essence, elle est dans l’offrande et l’avidité tout à la fois : « A dix ans, elle donnait à manger aux astres et c’était apaisant. »
A douze ans, Marie tombe gravement malade. C’est la tuberculose. D’abord trois semaines au Lazaret en quarantaine, un an en sanatorium et encore plusieurs mois d’hospitalisation. Au total, trois années d’isolement.
Toujours dans « Le veilleur infidèle », elle écrit : « Elle est devenue un dangereux sac à microbes qu’il faut au plus vite mettre en prison ».
Beaucoup de colère, de révolte : « Vaincue, elle voyait sa vie comme un film, elle voyait une petite fille prisonnière. Elle était la prisonnière. »
Et puis, la petite Marie revient chez elle mais, on la dit toujours contagieuse, elle doit encore rester isolée : « Mise à l’écart, loin des jeux, loin des cris de la récréation qui lui parvenaient étouffés, loin des fêtes du village, loin des chemins, loin des garçons, elle laissait s’agrandir en elle un lac de tristesse et de colère de plus en plus large, de plus en plus profond dans lequel elle prit l’habitude de se laisser glisser comme dans un refuge, de s’y noyer, ce qui ne manqua pas d’arriver plus tard, tout au long de sa vie ».
Marie a fait très tôt, trop tôt l’apprentissage de la souffrance, de la solitude. Du silence. Elle y a trempé ses racines de courage.
Ses années collège ont été escamotées, suivies par correspondance à l’école de Vanves. Malgré de grosses lacunes dans les matières scientifiques, elle décide de faire médecine :
« Cela a été une charge de travail très lourde car j’étais nulle en maths et en sciences. J’ai travaillé dur. »
Courage. Volonté. Empathie. Marie avance au contact de la douleur, des femmes, des défavorisés. Et au début des années 60, elle rencontre Michel, l’homme de sa vie :
« Il m’a ouvert à la simplicité, dans une générosité extraordinaire …. »
Michel est en normal sup. Pendant la guerre d’Algérie, il a déserté et s’est trouvé dans l’obligation de quitter la France pour éviter la prison. Il s’exile d’abord en Suisse où Marie part le rejoindre au grand dam familial. A l’indépendance, en 1962 il gagne Alger pour y enseigner la littérature. En 1964, elle l’y rejoint et ils se marient :
« Là, en 5ème année de médecine, je tombe enceinte et j’ai deux filles à onze mois d’intervalle. »
Marie fait partie des femmes pionnières pour le droit à l’avortement. Elle qui avait déjà commencé à militer pour la contraception à Toulouse, constate « un problème de stérilet » !
A l’hôpital Mustapha d’Alger, Marie se voit confier la lourde gestion du département de pédiatrie, avec 80 nourrissons. Elle est seule et angoissée. Ce sont les infirmiers dit-elle qui lui ont tout appris :
« Je sors de là en larmes, c’est trop dur. Je n’avais pas assez de pratique pour tant de responsabilités. Je crevais de peur seule avec mes 80 bébés. »
Heureusement il y a la beauté d’Alger la blanche qu’elle décrira dans « Contre-visite (Gallimard, 1988) : « La beauté odorante des bougainvilliers mauves d’Alger, des magnolias saturés de parfums dès le matin dans les allées de l’hôpital Mustapha, avant que je pénètre dans les salles ombreuses aux persiennes fermées et pourtant déjà chaudes du service… »
Entre temps, en 1967, le coup d’état de Boumediene les contraint à rentrer en France où Michel va régulariser sa situation avec un passage d’un mois à la prison de Fresnes, et quelques mois de service militaire pour se retrouver quitte et libre. La famille s’installe dans la demeure du Lauragais. L’expérience pédiatrique a été trop dure :
« De tous ces petits enfants dont j’avais la responsabilité pendant ces longues nuits, je garde le souvenir le plus violemment douloureux. Ligotée par mon inexpérience, contrainte à faire des actes que je n’avais jamais voulu faire, je relisais mon manuel de pratique les mains tremblantes. (…) Je n’existais plus pour moi ¹, » écrira-t-elle trente ans plus tard.
« Alors j’ai décidé de passer le diplôme de gynécologie médicale. »
Pionnière de l’avortement
Pour obtenir son diplôme, Marie étudie pendant trois ans en cours du soir à Toulouse.
« On est à ce moment-là en pleine bagarre pour l’avortement et la diffusion de la contraception. Un professeur nous soutient. Je commence alors à donner des consultations dans un dispensaire de Bagatelle (quartier défavorisé de Toulouse, ndlr) où j’installe mon cabinet. Je pratique des avortements clandestins. Je sais que je risque une double peine. C’est une époque terrible, nous sommes dans l’obscurité, très seules et par moment j’ai peur… Et puis, enfin, la légalisation ! J’ai tout de suite une énorme clientèle à Bagatelle car à ce moment-là, il y a encore très peu de gynécologues à Toulouse. (Elle a été la première femme gynécologue à Toulouse, ndlr). Parmi mes patients, des gens du quartier, très pauvres et des profs de fac qui râlaient d’avoir à venir ici car le quartier de Bagatelle avait la réputation d’être mal famé… »
Marie Didier participe aux grèves de la faim avec les immigrés à l’église St Aubin en mars 1973 :
« Nous étions soutenus par le Rabin et l’Archevêque ».
Au cabinet, elle s’associe avec son amie Christine Campon et elles hébergent des gens avec des idées nouvelles. Ils font de la recherche sur la contraception masculine : les slips chauffants !
« C’est alors une période un peu rock’n roll. Je commence à prendre des notes sur mon travail tout en poursuivant les consultations et les soins à Ginestous auprès des Roms et dans des camps sauvages. Avec Josée, une infirmière magnifique, nous nous y rendons en camion. J’avais de bonnes relations avec les médecins qui faisaient les analyses, je leur remettais les frottis et autres analyses à faire… Tout était gratuit. Je voulais construire quelque chose de pérenne car il n’était pas question de leur faire la charité ! Je voulais la justice sur le plan de la santé, c’est tout. Ça a duré de longues années mais ça s’est effiloché. Ça n’a pas tenu.
Des femmes Tziganes, elle dit avec tendresse :
« Ces femmes, c’était la joie de vivre, l’esprit de famille. Ce n’était pas facile mais elles avaient une notion de la liberté, de la chaleur familiale dont on a beaucoup à apprendre. »
De la réalité :
« La réalité n’a pas de pourquoi. C’est parfois une imbécile. Elle ne connaît ni justice, ni morale. C’est ainsi. »
Et donc Marie Didier prend des notes, par goût littéraire et pour garder des traces :
« La chair des choses nous rattrape : on la laisse passer ou on a envie d’en faire quelque chose ».
« … Les mots, ce n'est pas pour déverser un trop-plein, mais c'est une jouissance qui ne s'explique pas et qui peut porter à écrire sur n'importe quel sujet ».
Marie Didier, écrivain
Marie Didier est entrée en littérature pour fortifier et éclairer son rapport avec le patient. Son écriture sensible et poétique pose les mots avec justesse et révèle sa profonde humanité.
« Un jour que j’essayais de taper ces notes sur une vielle machine à écrire, un copain comédien, Jean-Pierre Taillade – il était cofondateur avec Ariane Mnouchkine du Théâtre du Soleil – qui était chez nous parce qu’il était tombé malade, (il faut dire que chez nous, c’était le défilé : nous y accueillions des réfugiés du Chili, d’Italie, de partout…) donc, il m’a entendue et il a proposé de taper ces notes pour moi… Ce qui allait devenir « Contre-visite », mon premier livre publié.
Jean Pierre m’a poussée. J’avais pris ces notes pour ramasser les merveilles que je trouvais dans mes consultations, pour me dire ce que signifiait ce double battement, médecin/patient…
Et il a envoyé mon manuscrit chez Gallimard. Quinze jours après, je reçois un appel de Claude Roy : « On le prend tout de suite, venez immédiatement ». »
« Contre-visite », c’est une sorte de journal, tout en sensibilité et poésie mais avec des mots qui disent la réalité avec force : « … tu ne vois que des ventres engrossés par des hommes qui, dans les caravanes encombrées d’enfants, de grands-parents, pénètrent leur femme vite, en silence, sans donner le plaisir, leur laissant celui de torcher les petits, de flamber le poulet au feu qu’ils n’ont pas allumé, de voler trois fromages, deux paquets de café dans le supermarché. » Cette écriture, c’est la chair de Marie mise en noir sur blanc. Comme elle, quand son héroïne rentre le soir, après une journée de visites, elle est fatiguée. Toujours comme elle, elle ouvre son carnet… et sous la forme d’une contre-visite intérieure, elle note ce qui l’a touchée, ce qu’il ne faut pas oublier. Elle se demande toujours si elle a su comprendre la souffrance, atténuer la tristesse d’être seul, le malheur d’être deux et de plus s’aimer. Des notes sans indulgence envers le docteur Marie Didier qui nous révèle avec pudeur la compassion sans misérabilisme, l’observation sans voyeurisme. La véritable intelligence du cœur.
Après ce premier livre très remarqué, Marie Didier n'a plus cessé d'écrire. Si elle est restée la même avec sa tendresse et surtout son action pour les malheureux, ses sources d'inspiration n'ont cessé de se renouveler.
Malgré la maladie…
Il y a quinze ans que Marie Didier a cessé de travailler auprès des Gitans. La maladie qu’elle a sans cesse combattue chez ses patients ne l’a pas épargnée. Une lutte rude.
Mais l’ami Guiraud, ce frère, est venu lui demander de reprendre du service « car la tâche est gigantesque », pour tenter d’harmoniser « car ça ne va pas bien… »
« Et me voilà repartie avec mon grand âge pour essayer de rendre encore service… Au bord de la Garonne il y a un groupe de Roms… J’ai participé à l’occupation du gymnase à St Cyprien, avec des Roms et des SDF… Il y a tant à faire et sur le plan humanitaire et sur le plan politique au service de l’être… Interpeler les services publics. Ce n’est pas du tout facile. »
Après un silence, l’aveu qui dit l’usure :
« En ce moment, il m’est impossible d’écrire. »
Beaucoup d’épreuves dans sa vie privée. Tant d’énergie donnée sans relâche pour si peu au final :
« Quand on fait ce travail, il faut le faire mains ouvertes. Beaucoup a été fait pour rien, balayé à cause de la restriction des subventions. Et pourtant quelle équipe formidable nous étions ! Et si efficace sur le moment… J’ai apporté comme beaucoup ma petite pierre, aux cotés des cohortes anonymes de province, il y a eu la lutte pour la contraception et l’avortement… si seules… »
Le soutien et l’amitié de la gynécologue Joëlle Kaufmann lui ont été précieux :
« Un travail dans l’anonymat mais porté par plein de gens, qui a pu être mis en place grâce à tant de gens ! Le bilan, c’est aujourd’hui. Je ne regarde pas en arrière. »
Dans Contre-visite elle écrit : « Ma concentration pour bien faire, l’angoisse de commettre une erreur me résumaient toute. C’était terrible, intense, impossible, facile. »
La petite musique de Marie
Marie Didier m’est entrée dans le cœur le jour où je l’ai lue pour la première fois. C’était « Le livre de Jeanne » (Gallimard, 2004), un petit chef-d’œuvre d’écriture. La petite musique de Marie Didier, orfèvre du mot qui bruisse et casse : brisures, fêlures, craquelures, blessures… Dans une même phrase, ample, femelle, les sens aiguisés où l’odorat prédomine, on va retrouver au fil des pages, des odeurs en vrac : de poivre, d’anis, de moutarde, d’herbe, de tabac froid, de fumier de cheval, de pisse, de lavande, de lait, de poireaux bouillis, de beignets frits et de frites, d’encens, de patchouli, de musc, d’ammoniac, de barbe à papa, de peau tiède ou salée … Une écriture qui piège la lumière sur le couvercle d’une boîte de conserve ouverte ; en douche abrupte tombant de la verrière…, pour parler de l’énergie puissante de Jeanne, cette vieille femme maçon, couturière, jardinière et coiffeuse – qui est bien réelle, que Marie Didier a côtoyée pendant cinq ans, dont elle se dit le « nègre » et à qui elle offre, avec ce livre, une superbe revanche sur le malheur… Pas d’analyse psychologique. Elle restitue subtilement la quintessence de Jeanne par des descriptions concrètes du personnage et de son environnement. Destins de femmes gigognes qui aboutissent à celui de Jeanne, fait de malheur, pitoyable et jamais apitoyée, parcouru de visages terribles d’hommes : grand-père sorcier ; père abusif et sans tendresse ; amant violeur ; mari volage, joueur, ivrogne et beau-père peu recommandable pour ses filles. Et pourtant, Jeanne, à 77 ans, attend toujours l’amour, garde espoir. Croit en Max… Une Jeanne dont on ne distingue jamais le visage mais le sein lourd et encore ferme, la courbure du ventre qui a porté neuf filles, un corps aux os et aux muscles en fer, au sang changé en caféine. Jeanne la pétulante, infernale, qui sait tout faire. Un livre de tendresse jubilatoire.
Et c’est ainsi que j’ai rencontré Marie Didier pour la première fois en 2005. Nous nous sommes revues au fil des salons, des événements littéraires, pas souvent mais chaque fois avec ce sentiment de retrouver une « vieille amie ». Je suis une privilégiée. Je ne manque aucun des rendez-vous de ses livres.
Ainsi, « Dans la nuit de Bicêtre » qu’elle dédie « à tous ceux qui n’ont pas la parole ». Le roman a reçu le prix Michel Bernard de l’Académie de médecine de Paris. Marie Didier s’adresse à Jean Baptiste Pussin qui, au 18e siècle, révolutionne la façon de considérer et de traiter les aliénés ainsi que l’horrible lieu dans lequel on les contraint de vivre, avec l’aide éclairée de celui qui le découvre, le docteur Philippe Pinel. L’ouvrage a été publié dans la collection « L’un et l’autre » (Gallimard) qui s’intéresse au récit d’un auteur penché sur son héros, d’un peintre et son modèle…
Ou encore « Morte-saison sur la ficelle ». Un recueil de récits brefs et ardents, qui s’enfilent les uns derrière les autres, torrent rocailleux dévalant des cascades de brumes obscures. Une sorte de bréviaire écrit avec un scalpel et un microscope. Zoom sans complaisance sur l’univers terrien, incluant humains, lézards ou scarabées, pris à parti dans un vouvoiement qui le pointe du doigt. Des séquences grinçantes, grattées dans une langue riche, une écriture droite pour mieux épouser les courbes. Une intrusion brutale dans des vies pesantes, difficiles. La vieillesse. La maladie. La mort. Des petits riens de tous les jours qui sous la plume de l’écrivain toulousaine deviennent l’Evénement. Cru sous son regard. Ce même regard inquisiteur que l’on a le matin au réveil, en scrutant l’usure du temps sur notre visage dans le miroir. Marie Didier dit justement cela, l’usure des corps qui déchantent. Et puis, au bas du récit, avant le point final, comme un éblouissement. Une trêve. Une déchirure de lumière : ainsi le speculum qui, après maints efforts, révèle enfin le col d’une patiente trop grasse : « pareil à un bijou de nacre troué dans son milieu, bijou qui s’offre enfin à vous, scintillant, bombé et d’un rose si délicat. » Ou encore celle-ci : « Le temps de croiser un regard et d’aimer un sourire. » Ou bien à propos de « l’éblouissement » que l’arbre « vient de vous offrir ». Et puis dans cet hôpital du nord (quel nord ?), une patiente opérée, bardée de tubes, souffrant, et pourtant ce cri de vie à l’écoute de son souffle « qui à chaque seconde vous fait vivante » ce qui vous procure « la joie, imprévisible, improbable » qui « inonde alors ce silence si long, sans qu’une lèvre ne tremble, sans qu’une main ne bouge, toute entrave défaite ». La 4e de couverture nous dit : « Dans l’apparence des choses, il ne semble exister aucun lien entre le scarabée renversé par la tige d’une campanule, la rondelle de latex découverte chez un amant sans désir, la douce pluie de juin sur le bois d’un cercueil ou le regard charbonneux d’étrangers en grève de la faim couchés sous une tente en plein vent… » Non rien, sinon, justement cette pirouette à peine décelable qui bafoue toutes les ombres de nos vies.
Enfin, « Le veilleur infidèle » qui « fidèlement, sème ses petits cailloux », semences de mots germés, échappés, avec pour épine dorsale la souffrance. L’héroïne qui n’a pas de nom (c’est « elle ») livre son chapelet de souffrances « cette épaisseur de chagrins fracassants », avec une austérité luxuriante. Elle, qui au bout du livre devient « Je », terriblement humaine, pour un chant d’apothéose à l’amour. Je et Tu, les insécables ; Je sans Tu, l’inadmissible. Et la souffrance marche avec sa doublure, l’endurance ici nommée « poignard du courage », son fer de lance : « Elle troque son rôle de victime pour celui de guerrier ». L’emploi du masculin renforce ici la détermination. Quel pur régal que ces séquences croquées à main levée mais sûre de l’artiste qui sait « l’inconvenante force du réel, toute pénétrée de la mystérieuse alchimie qui capte le réel dans l’imaginaire. Tout est à souligner dans ce livre qui se dévore et puis, à rebrousse page, pour relire l’indicible, émois ténus sortis du sommeil de l’oubli ; se repaître des délicates aquarelles : « la plage qu’elle n’aime pas », ou l’attaque des chevaux sauvages, scène hallucinante de beauté. Ou encore les eaux fortes pour dire les séjours au Yémen, en Roumanie. C’est cela l’art de Marie Didier, ne pas raconter l’histoire de son héroïne tout en multipliant les anecdotes. Le non-dit aspire le lecteur vers les profondeurs du soi, le « non territoire » du Veilleur…
« Jouer de la contrebasse, travaille rune sculpture, un texte, chercher l’amour, l’entretenir, retaper sa maison, se lancer dans la politique, l’humanitaire, lire des essais, des romans, voyager, chasser la palombe, réussir une charlotte aux framboises ou une traduction de Joyce, tout ce beau bazar qui donne du sens à la vie, est-ce contre la peur qu’il se construit ? ² »
« Ses amours étaient morts, personne ne l’aimait, elle n’avait plus de désir, même plus celui de lire les livres qui la nourrissaient jadis, mais elle sentit monter en elle comme une vague reconnaissance pour la vie qui avait fait le vide autour d’elle, pour cette vie qui lui avait repris toutes ses habitudes, toutes ses joies, oui une reconnaissance pour cette vie qui la situait une nouvelle fois face à des commencements. ²»
©Mahia Alonso
Bibliographie-
- Contre visite, 1988, Gallimard et Folio
- Une fin, 1991, Ed. Sables
- La Mise à l' écart, 1992, Gallimard
- La Bouilloire russe, 2002, Séguier
- Le Livre de Jeanne, 2004, Gallimard
- Dans la nuit de Bicêtre, 2006 Gallimard (Prix Jean Bernard de l’Académie de médecine)
-Le temps qu’il fait, 2006 Odile Mir, collectif
- Morte saison sur la ficelle, 2009 Gallimard (Prix de l’Académie française Maurice Genevoix)
-Le veilleur infidèle, 2011Gallimard
http://www.depechestsiganes.fr/wp-content/uploads/2011/12/St-Quentin-en-Yvelines-colloque-sant%C3%A9-010410.pdf
http://www.ina.fr/art-et-culture/musique/video/PAC05027532/musique-tzigane-deux-guitaristes-jouent-dans-un-camp-de-gitans.fr.html
http://www.franceculture.fr/emission-du-jour-au-lendemain-marie-didier-2011-06-28.html
http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4255989
Note : ¹Contre-visite (Gallimard, 1988, p. 150)
² Le veilleur infidèle (Gallimard, 2011, p.104 et 111)