Dérapage incontrôlé
"Une longue série de dérapages antisémites", lisait-on fin décembre à propos de ce sinistre personnage. Une amie me fait remarquer"l'insupportable caractère bonasse" de l'emploi de ce mot pour parler d'un appel au meurtre. Je le pense aussi. Pour sûr, "dérapage" envahit notre espace politico-médiatique. Il a pris la place des célèbres "bavures" du siècle dernier, dirait-on. Dans les années 1970 ou 1980, un policier donnait un coup de gourdin un peu appuyé ; un autre tirait sans sommation clairement articulée ; une bande de CRS faisait sa fête à un manifestant. Bavures. "Erreur regrettable", explique le Larousse, "conséquence fâcheuse d'une action" militaire ou policière. Aujourd'hui, affirmeront certains, c'est la police du langage qui est à l'affût de ce qui "dérape" vers le politiquement incorrect. D'autres verront dans ces dérapages les effets pervers d'un système de communication instantanée devenu fou, où tout est commenté en direct, sans recul, où l'on ne cesse de se faireprendre au mot. Le débat est sans fin.
EFFET AMPLIFICATEUR-DESTRUCTEUR
Mieux vaut revenir aux origines du verbe : déraper, c'est arracher, dé-saisir ; de l'occitan derapar (rapar signifie saisir). Dans la marine, cela signifia, dès le XVIIe siècle, arracher l'ancre du fond pour laisserdériver le navire. "On dérape" en parlant d'un bateau ; cela signifie "on s'arrache", si l'on veut. Pas étonnant, dira l'amateur de jeux de mots, que dérapage fasse aujourd'hui couler beaucoup d'"ancre"... On voit en tout cas le mouvement : détaché de son ancrage, l'esquif se déplace tout seul. Ce qui, dès l'invention de l'automobile, a conduit ses valeureux pionniers à utiliser le mot pour les déplacements involontaires, dus à la force centrifuge d'un virage, à l'état du sol ou des pneumatiques. Sortie de route, donc ; on glisse, on franchit la ligne blanche ; on va dans le décor. On perd le contrôle. Sauf lorsqu'il s'agit du dérapage contrôlé des champions de rallye... et des as de la provoc' médiatique. Le dérapage a été aussi adopté par les économistes pour qualifier le changement incontrôlé d'une situation, par exemple l'inflation (dérapage des prix).
Puis sont arrivés les dérapages verbaux, "propos incontrôlés", nous dit le Robert. Et c'est ainsi que les journalistes, souvent, utilisent le terme. Mais pourquoi parler de dérapages quand il s'agit d'injures grossières à la mémoire, de propos volontairement démagogiques, de provocations véhiculant des idées nauséabondes ? Sans doute parce qu'on ne veut pas croire qu'un footeux millionnaire prenne le risque assumé de se mettre à dos la moitié de ses fans en faisant un geste "semi-nazi", tel le bras presque levé du docteur Folamour dans le film de Kubrick. Quant aux dérapages humoristiques du président ou de ses ministres (Michel Sapin début décembre), ils suscitent, eux, une interrogation : mais pourquoi diable veulent-ils faire de l'humour ? N'ont-ils rien compris à l'effet amplificateur-destructeur de l'Internet ? Est-ce vraiment le moment de montrer qu'on est cool ? Ces sorties-là sont des maladresses, des erreurs, des gaffes, des fautes, des impairs... des bévues. Ah, que voilà un beau mot – bévue –, qui pourrait alors remplacer dérapage !
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