Emploi du temps
Gil Jouanard
L’Homo Sapiens étant, de tous les animaux, celui qui sait qu’il va mourir, ses chances d’être durablement heureux (comme l’est sans doute le lion en phase de somnolente digestion ou après avoir sailli sa lionne préférée) sont extrêmement minces.
S’offrent pourtant à lui quelques occasions propices d’échapper au désespoir et de jouir du privilège d’être au monde. Au nombre de ces placebos figurent bien entendu les simples plaisirs procurés par le corps (gourmandise et luxure en tout premier lieu). Mais l’esprit dispose d’un éventail de jouissances à la fois plus divers, plus nombreux, et doté, finalement, de plus subtiles implications.
Voici une proposition d’emploi du temps susceptible de transformer une journée en proche banlieue du paradis virtuel.
Un : se lever tôt, quand le silence sert d’enveloppe à une gamme d’odeurs et d’impressions diverses stimulantes et rafraîchissantes.
Deux : prolonger ces instants délicieux par l’absorption de suaves nourritures (boissons comprises) qui mettent de bonne humeur (et s’éviter l’écoute pénalisante des informations à la radio, sans parler de l’horrible niaiserie des annonces publicitaires, qui vous font éprouver de la honte à se savoir appartenir à la même espèce que celle de ceux qui les conçoivent, ceux qui les produisent, ceux qui les diffusent et ceux qui les écoutent sans se révolter aussitôt en s’entendant aussi insolemment être pris pour de pauvres imbéciles).
Trois : choisir entre Schubert, Haydn, Mozart, Marais, Couperin, Rameau, Forqueray, Scarlatti, Beethoven, peut-être Brahms ou Schumann, glisser le disque compact dans la fente idoine et appuyer sur « play », puis écouter de toutes ses oreilles (qui sont alors plusieurs milliers tendues vers cette écoute ravie et enthousiasmée).
Quatre : prendre la douche revigorante ou le bain quasiment lascif qui vient ainsi ponctuer le bien-être voluptueux.
Cinq : se vêtir selon l’inspiration du moment, d’une façon qui flatte notre apparence ou qui en élude les défauts.
Six : sortir et se mettre en marche, tous sens allumés.
Sept : regarder, écouter, sentir, et envelopper tout cela de songes et de rêveries divers, laissés à la grâce du moment, au gré de l’improvisation, à la fortune de la rencontre impromptue ; se laisser aller à soi, sans retenue, sans complexe, sans mesure.
Huit : s’arrêter où le monde veut être vu de façon évidente ou du moins s’ingénie machinalement à nous le laisser croire.
Neuf : plonger sans retenue, jusqu’à se trouver tout au fond d’on ne sait trop quoi.
Dix : se rendre compte subitement que c’est en fait, tout simplement, au fond de soi-même. S’y sentir si bien qu’on tentera d’y demeurer le plus longtemps possible.
Ensuite, la vie n’est plus que ce qu’elle est. Pourtant, miracle à nul autre pareil : demain, tout ce demain, déjà, s’apprête à nous détourner de la fatalité. Pour une nouvelle et fugace, et délectable, éternité.
G.J