Pensée ethnique du
Nationalisme algérien
Analyse du réalisateur de cinéma
Jean-Pierre Lledo
Par Mahia Alonso
Jean-Pierre Lledo, est né le 31 0ctobre 1947 à Tlemcen (Algérie). Il a la double nationalité : algérienne & française. Il est diplômé du VGIK - mise en scène fiction (1976) de l’Institut du Cinéma, Moscou - Atelier de Mikhaïl Romm. Il sera critique dans la revue algérienne de cinéma et de télé « Les Deux Ecrans », de sa création à sa dissolution (1978-1985).
Récemment, soumettant à Jean-Pierre Lledo ma théorie selon laquelle, la guerre d’indépendance était survenue trop peu de temps (pas même une pleine décennie !) après que les hommes d’Algérie, toutes origines confondues, soient partis défendre la France et son drapeau jusqu’en Russie. En effet, ayant durement souffert les années de guerre, et revenus au pays, l’identité algérienne de ceux qui étaient de souche européenne, s’en était trouvée déstabilisée au profit d’une identité française. Et dans ma logique, moi, qui me ressentais depuis toujours profondément Algérienne, il fallait encore un peu de temps pour évacuer les traumatismes de la guerre mondiale et qu’advienne la maturité d’une conscience détachée de la métropole. Alors, tous les enfants d’Algérie auraient pu conquérir cette indépendance à laquelle tous auraient dû aspirer.
En réponse à ma vision idéaliste, le réalisateur Algérien me confia l’analyse qui suit, précisant :
« Je vous rejoins pour presque tout et notamment sur le fait que le principal reproche qu'on pourrait faire à la population européenne, c'est de s'être crue française et moi comme vous, je ne supporte pas toute la gallophilie des P-N. Cependant, ma vie en Algérie jusqu'en 1993, l'expérience et le savoir accumulés en faisant mes films, surtout les trois derniers, m'ont fait prendre la mesure de ce que je n'avais pas voulu voir jusque là : le rejet arabo-musulman de l'autre et n'oubliez pas qu'avant les ancêtres de vos parents, il y a eu les Juifs , là, comme ma mère, depuis plus de 2000 ans, - il n'empêche, quand il y a eu la conquête arabo-musulmane, ils ont été réduits à la dhimmitude.
Alors bien sur, il y a ''le peuple'' et en lui, il y avait des gens prêts à la cohabitation mais la pensée communautariste a toujours dominé et c’est sur cela que le FLN a surfé durant la guerre. Ca, c'est la réalité. Ni vous, ni moi, ni nos parents ne pouvions la changer. Il ne s'agit pas de quelques années comme vous semblez le dire mais de deux à trois siècles. Je ne plaisante pas. C'est ce que j'ai écrit dans un livre sur le monde arabe pour COLIN qui, vu sa longueur, a décidé de le sortir en deux livres distincts : le premier en Juin, pour dire ce que je pense de cette soi-disant révolution démocratique, et le second, en Octobre qui parlera des révolutions intellectuelles que l'intelligentsia des pays arabes doit commencer à faire pour que l'on puisse parler dans trois siècles d'une mentalité démocratique qui ne rejettera plus l'autre, comme aujourd'hui dans les 57 pays arabo-musulmans...
On peut donc reprocher à la population européenne de ne pas s'être affirmée comme une population algérienne, mais il faut se mettre à la place des minorités, elles ont toujours peur des majorités et d’autant quand il s'agit d'une majorité arabo-musulmane qui ne connait d'autre rapport à l'autre, que la domination, car trop éloignée de la mentalité moderne et démocratique.
Pour ma part, j’étais pour un soutien inconditionnel à la cause de l’indépendance de l’Algérie, en revanche, le F.L.N. a assez vite suscité en moi quelques réticences. Mais j’ai sous-estimé au départ, je le reconnais volontiers, sa nature fondamentalement nationaliste. De ce point de vue, à l’époque, François Furet avait raison, lorsqu’il rappelait que le FLN était précisément un "front" de libération nationale avec toutes les limites et les risques que cette appellation impliquait. Je n’ai pas assez immédiatement vu la structure quasi totalitaire de ce mouvement même s’il était moins unifié qu’il ne le paraissait puisqu’il éclata dès 1962. En tout cas, sur Melouza (massacre d’un village MNA par le FLN) jamais je n’ai accepté la version de Vergès qui voulait dédouaner le FLN de ce crime et l’attribuer à l’armée française. En fait, j’ai côtoyé l’aide au FLN sans jamais y adhérer. Par contre, j’ai soutenu Boudiaf en 1962 parce qu’il était pour le pluralisme politique.
Une précision, encore, je suis fils de communiste et moi même ai été membre du parti marxiste algérien et par conséquent, vous pouvez imaginer tout l'effort, et la révolution intérieure qu'il m'a fallu faire pour arriver à VOIR la REALITE ! »
Texte de Jean-Pierre Lledo sur la pensée ethnique du nationalisme algérien
La pensée nationaliste se refuse à prendre en compte la modification de la géographie humaine depuis 1830. Fondée sur des critères ethno-religieux, sans jamais le proclamer, elle peut se résumer ainsi : «Arabo-musulmane avant la colonisation, l’Algérie doit le redevenir après. »
1.Avant la Guerre d’indépendance :
- qPour adhérer au PPA, principal parti nationaliste (tendance radicale), on prête serment sur le Coran.
- q« La Valise ou le» est un slogan du PPA, dès les années 40.
- qL’insurrection de Mai 45, qui démarre à Sétif, est menée dans tout le Constantinois aux cris de « Djihad fi Sabil» (Combat sacré pour la Cause de Dieu), « Nkatlou Gouar », « Nkatlou Nsara », « Nkatlou Ihoud », (Tuons les Infidèles, Tuons les Chrétiens, Tuons les Juifs).
- qLes militants nationalistes laïques de ce parti qui, après 1945, s’appelle MTLD, sont marginalisés. En 1949, les auteurs d’un Manifeste qui propose une définition non- ethnique de la nation, stigmatisé« berbéristes », sont exclus.
- qEn 1956, quand à Paris, on discute de l’appellation de l’Union des Etudiants Algériens, c’est le sigle l’UGEMA qui l’emporte contre celui de l’UNEA (« » contre « Nationale »).
Dans un de ces débats d’étudiants algériens des années 50, Reda Malek conclut ainsi son intervention : « L’Algérie, n’est pas un manteau d’Arlequin », témoigne le constantinois André Beckouche, qui poursuit :
« je suis resté en Algérie jusqu’en 1965. J’ai dû me résoudre à quitter l’Algérie, mon pays natal et la terre de mes parents depuis des siècles et des siècles. Car l’Algérie n’a pas pu ou su garder les non-musulmans et je n’y trouvais pas ma place tout comme des camarades de grande valeur. Je pense à Henri Alleg, et à combien d’autres, Sixou, Timsit… La vérité, c’est que la France les a mieux accueillis et traités, eux qui avaient combattu sa politique coloniale, que l’Algérie pour laquelle ils avaient combattu. » Toujours selon le même témoin, Bélaïd Abdeslem, futur ministre de l’Industrie de Boumedienne, affirme dans un de ces débats des années 50 à Paris : « Avec un million d’Européens, l’Algérie serait ingouvernable ! » (Thèse d’histoire sur l’Algérie, Pierre Jean-Lefoll).
2. Durant la guerre…
La nécessité d’avoir des appuis internationaux, et notamment dans les milieux traditionnellement laïques de la gauche européenne, obligent les grands dirigeants à pratiquer le double langage.
Plusieurs textes du FLN et du GPRA
(Gouvernement Provisoire de la République Algérienne), invitent les Juifs et les Européens à se considérer Algériens et à rester dans leur patrie…
- q« La Révolution Algérienne n'a pas pour but de "jeter à la mer" les Algériens d'origine européenne mais de détruire le joug colonial». El Moudjahid : n° spécial, 1956 (congrès de la Soumam du 20 août 1956) p. 24.
- qAppel du GPRA du 17 Février« Aux Européens d’Algérie
« L’Algérie est le patrimoine de tous… Si les patriotes algériens se refusent à être des hommes de seconde catégorie, s’ils se refusent a reconnaître en vous des supercitoyens, par contre ils sont prêts à vous considérer comme d’authentiques Algériens. L’Algérie aux Algériens, à tous les Algériens, quelle que soit leur origine. Cette formule n’est pas une fiction. Elle traduit une réalité vivante, basée sur une vie commune. ».
3. Mais dans le même temps, de hauts responsables disent le contraire, en privé….
- qPropos d’Abbane Ramdane, maître d’œuvre du Congrès de la Soummam de 56, (propos tenus avant 1957, année durant laquelle il est assassiné par les siens.) rapportés Jean-Marie Domenach, qui durant la guerre se rend plusieurs fois au Maroc et en Tunisie pour y rencontrer des dirigeants du FLN. Résistant, écrivain et intellectuel français catholique, lutte pour la décolonisation en Indochine et en Algérie, J-M D (1922-1997), a été Directeur de la Revue ESPRIT.
« Je me rappelle en particulier une discussion qui a été d’une violence extrême avec Abbane Ramdane… Je lui ai parlé du sort qui serait fait à la population ‘ pieds-noirs ‘. Je lui ai dit : ‘ Vous n’allez pas mettre tous ces gens à la porte comme ça ‘ .Il m’a répondu : ‘ S’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à s’en aller ‘. Il m’a tenu ces propos extrêmement violents que j’ai rapportés à qui de droit ». – « Un souvenir très triste », La guerre d’Algérie et les intellectuels français (Ed. Complexe, 1991), p. 354.
- qBoumendjel et Benyahia, dirigeants du FLN et négociateurs partis de Tunis, se dirigent en 1960 vers Melun, dans un avion privé. Les accompagnant, le journaliste et directeur du Nouvel Observateur, Jean Daniel, lui-même juif de Blida, leur: « Croyez vous qu’avec tous ces fanatiques religieux derrière vous, il y aura dans une Algérie indépendante un avenir pour les non-musulmans, les chrétiens, les juifs auxquels vous avez fait appel ? ».
Après que Boumendjel ait dit à Benyahia : « Il ne faut pas mentir à Jean », voici leur réponse : « Le pendule a balancé si loin d’un seul côté pendant un siècle et demi de colonisation française, du côté chrétien, niant l’identité musulmane, l’arabisme, l’islam, que le revanche sera longue, violente et qu’elle exclut tout avenir pour les non-musulmans. Nous n’empêcherons pas cette révolution arabo-islamique de s’exprimer puisque nous la jugeons juste et bienfaitrice. ». (« Cet étranger qui me ressemble ». Entretiens de Jean Daniel. Ed. Grasset, 2004.)
(image d’un de ses films)
- qLakhdar Ben Tobbal, un grand dirigeant de la Révolution algérienne, se rend auen 1961, pour y expliquer les résultats de consultations à Tripoli. Les militants du FLN inquiets par les différents Appels du GPRA et du FLN aux Juifs et aux Européens d’Algérie, sont ainsi rassurés :
« Ces textes sont purement tactiques. Il n’est pas question qu’après l’indépendance, des Juifs ou des Européens soient membres d’un gouvernement algérien. » (Archives du FLN par M. Harbi)
4. Les déclarations à usage diplomatique sont aussi démenties sur le terrain…
Durant toute la guerre, les Européens et les Juifs sont des cibles privilégiées : 5 000 civils non-musulmans sont tués contre 10 000 soldats français.
- qCette guerre qui commence avec l’insurrection du 20 Août 55 dirigée par Zighout Youcef, dont l’épicentre est Skikda est menée dans tout le Constantinois, comme en Mai 1945, aux mêmes cris de « Djihad fi Sabil» (Combat sacré pour la Cause de Dieu), « Nkatlou Gouar », « Nkatlou Nsara », « Nkatlou Ihoud », (Tuons les Infidèles, Tuons les Chrétiens, Tuons les Juifs).
- qS’achève pareillement, avec les mêmes slogans et les mêmes pratiques, le 5 Juillet à Oran.
5. Après l’Indépendance,
- qLa Constitution de 1963, et les suivantes, stipulent dès l’Article 2, que « l’Islam est religion d’»…
- qLe Code de la Nationalité de 1963, stipule que l’on est Algérien si l’on a un père et un grand-père nés en Algérie…. musulmans.
Les non-musulmans considérés comme étrangers doivent donc en faire la demande : beaucoup de ceux qui avaient payé leurs convictions indépendantistes par la torture et la prison, trouvant la démarche humiliante, s’y refusent et quittent l’Algérie.
Quand ils écrivent leurs mémoires, les dirigeants dévoilent ce qui fut leur vraie pensée…
- qDurant les 3 années que durent les négociations mettant fin à la guerre par les Accords d’Evian du 19 Mars 1962, les représentants du GPRA refusent que la population européenne soit dotée de la nationalité algérienne à l’instar des musulmans. Refus accepté par les négociateurs français, une fois obtenue la garantie que les intérêts pétroliers français ne seront pas touchés.
Réda Malek, qui se veut un dirigeant moderniste et qui fut un 1er ministre anti-intégriste dans les années 90, conclut ainsi son récit des négociations (« Accords d’Evian » - Le Seuil, 1990) :
« Heureusement, le caractère sacré arabo-musulman de la nation algérienne était sauvegardé. »
- qBen Khedda, président du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne), 1961-1962, confirme dans son livre « La fin de la guerre d’Algé», Casbah Ed. 1998 :
« En refusant notamment la nationalité algérienne automatique pour un million d’Européens, nous avions prévenu le danger d’une Algérie bicéphale »
6. Aït Ahmed,
l’exception qui confirme la règle : un dirigeant nationaliste à contre-courant…
Responsable du PPA-MTLD nationaliste dans les années 40 et 50, partisan de la lutte armée, un des principaux créateurs du FLN, il a toujours été un opposant : au premier chef nationaliste, Messali Hadj, ensuite à la ligne arabiste du FLN, enfin au pouvoir autoritaire et militaire après l’indépendance. Il doit s’exiler et créée le plus vieux parti d’opposition, le FFS.
En 1963, lors de la 1ère Assemblée Constituante, il est un des très rares députés à s’opposer à l’inscription de l’Islam dans la Constitution comme « religion d’Etat », puis au Code de la Nationalité discriminatoire …
Connaissant ses prises de position de cette époque, on ne sera pas trop étonné de lire ce qui suit…
Après avoir évoqué la véritable « tragédie humaine » qu’a constitué « l’exil des pieds-noirs » en 1962, il affirme :
« Et pour reprendre le mot de Talleyrand, c’est plus qu’un crime, une faute… Une faute terrible pour l’avenir politique, économique, et même culturel, car notre chère patrie a perdu son identité sociale.
N’oublions pas que les religions, les cultures juives et chrétiennes se trouvaient en Afrique du Nord bien avant les Arabo-Musulmans, eux aussi colonisateurs, aujourd’hui hégémonistes. ».
« Avec les Européens et leur dynamisme – je dis bien les Pieds-noirs et non les Français – l’Algérie serait aujourd’hui une grande puissance africaine, méditerranéenne. Hélas, je reconnais que nous avons commis des erreurs politiques stratégiques. Il y a eu envers les Pieds-noirs des fautes inadmissibles, des crimes de guerre envers des civils innocents et dont l’Algérie devra répondre au même titre que la Turquie envers les Arméniens. »
(Propos accordés à Francis Rugas, in Les Français d‘AFN, Mai 1987, mensuel)