Du dépaysement
Gil Jouanard
De ce nouveau périple effectué de ville en ville dans l’une des parties les plus artistiquement historiques et historiquement artistiques de la péninsule italienne (de Vérone à Bologne en passant par Ferrare et Ravenne), je reviens avec, certes, quantité d’émotions artistiques, spirituelles et intellectuelles, ainsi qu’avec une cargaison d’anecdotes piquantes ou agaçantes. Mais avec aussi le très complexe sentiment et la sensation concrète qu’une leçon peut être tirée de l’expérience.
Je passerai sur les remarques en quelque sorte subsidiaires, qui tiennent aux hasards, ici de l’accueil, là de la qualité de l’hébergement, ailleurs de circonstances diverses, toutes plus ou moins triviales, pour en venir au principal : l’aptitude de ces très hauts lieux-dits à justifier la réputation qu’ils ont acquise au fil des générations.
En fait, lorsqu’on déambule, parfois laborieusement, à travers ces présumés conglomérats de merveilles contiguës, puisqu’elles sont énumérées en suites logiques dans les guides touristiques, on a la désagréable obligation de constater que leur éparpillement, non assumé par les espaces intermédiaires (qui ont subi les outrages du temps), en dévalorise beaucoup la valeur irradiante et bouleversante.
Comment, en effet, conserver du début à la fin d’une journée de marche harassante à travers une circulation bruyante et tétanisante la disponibilité d’esprit qui vous ferait vivre Byzance à Ravenne ou la mégalomaniaque inspiration des Estes à Ferrare, quand il faut, d’un endroit sublime à un autre admirable, traverser une houle d’insignifiance (celle des boutiques et des officines, sans parler des abreuvoirs et des mangeoires) et de provocante vulgarité avant d’arriver, fourbu, exsangue, littéralement déboussolé (car, si l’on se fie aux « plans de la ville », on s’y perd vite), au port d’attache de notre désir culturo-artistique et poético- référentiel ?
Dès la matinée d’une journée placée sous l’égide de l’émerveillement continu, on se doit de déchanter amèrement : la réalité ne sera décidément pas à la hauteur du mythe. Il va en effet falloir, à l’instar de l’explorateur en quête du temple maya perdu dans la végétation, jouer de la machette pour arriver, désamorcé, au seuil de l’émotion programmée, et donc privé de cet afflux d’extatique révélation émotionnelle et intellectuelle qui nous avait poussé hors du lit avant la première heure du jour.
Alors, on erre, levant le nez, baissant les yeux, regardant à gauche, à droite, à l’affût du moindre indice laissant supputer ou subodorer l’advenue soudaine d’un éclair d’illumination. Mais rien : des vitrines entières de slips de femmes, de téléphones portables, de sacs de voyage, de photos de pizzas qui, à vue d’œil, ne seront guère meilleures que celles, tout aussi italiennes, que l’on peut manger dans les Pizzerie e trattorie du Grand Paris.
On ne se décourage certes pas car on sait qu’au bout du trajet, quitte à se tromper de rue, à revenir sur ses pas, à interroger les passants ou les commerçants, on finira par arriver au seuil de la basilique aux merveilleuses mosaïques, et qu’alors, submergé par trois classes de collégiens, coincé entre ce dense parti de Bavarois et ce couple d’Anglais en quête de Shakespeare dans une Vérone tumultueuse, ou encore côtoyant cet autre couple, semi licite selon les normes de la morale sociale, constitué d’un professeur finement érudit et son étudiante préférée de la faculté des lettres de Pétaouchnock-sur-Seine, sur Rhône ou sur le Lez, on aura enfin vue, éminemment prenable, sur tel couple impérial génialement enmosaïqué ou sur telle scène de la passion de l’Araméen et de sa maman chérie, habillés à la mode de Haya Sofia et de Saint-Sauveur-in-Chora.
Et bien entendu on sait bien qu’on aura eu raison de s’obstiner, même si le prix à payer est élevé. Mais c’est ainsi, on gardera de ce parcours du combattant historico-artistique et poético-culturel, un patchwork d’impressions où viendront se fondre en un grand tout transcendantal la fameuse place de Bologne, le fameux palais des Estes de Ferrare, le complexe byzantin de Ravenne et la multitude de surprises annoncées de Vérone
On repartira mi-figue, mi-raisin, c'est-à-dire en partie farci d’images, en parti amèrement déçu, comme toujours, comme partout.
La sagesse, c’est de se faire tout un monde de ces bribes récoltées au fil de la route, et d’ajouter à celles recueillies voici quarante ou cinquante ans, celles fraîchement émoulues de nos plus récentes pérégrinations d’étranger de passage --celui que nous sommes, voyons les choses avec lucidité et placidement, dès que nous sortons du premier étage du 34, rue des Cordelière et, nous étant glissé dans la rue qui couvre de son asphalte la Bièvre enterrée, nous tombons nez à nez avec le Palais du Peuple où ne dorment plus que des Africains rescapés de naufrages divers, avec le lycée juif qui nous pompe l’air pratiquement une fois par semaine, autour de minuit, soit pour cause de shabbat intensif étrangement tonitruant (shabbat au lycée, on croit rêver ! Aussi se prend-on à supposer qu’il s’agit plutôt de surboums ; mais l’étonnement n’en est pas moins grand qu’elles aient lieu dans cet espace dédié à la pédagogie), avec le square Le Gall qui fut autrefois cette île aux Singes qu’affectionna Huysmans, avec la vie, quoi, la vie qui n’est que ce qu’elle est, c’est-à-dire pas grand-chose, mais de dense, de touffu, de complexe, d’ambigu, de con comme un balais et de magnifique à en pleurer--.
G.J