Attention,
un regard peut en cacher cent autres
Gil Jouanard
La ville, ou du moins celle qui a de la « bouteille », qui a déjà beaucoup vécu, celle dont la mémoire déborde de toute part, est un palimpseste. Celui qui y circule à la façon du Wanderer romantique, les yeux grands ouverts, l’attention en alerte et le pas accordé au tempo mesuré de la promenade exploratrice, celui-là sera à la fois le continuateur et l’héritier de cet « être » humain tout juste sorti de l’engourdissement paléolithique et livré aux assauts de sa curiosité, au travail souterrain de sa vigilance, aux intuitions de son imaginaire encore chargé de cette énergie qui l’a progressivement sorti de son animalité végétative.
Car elle est toute pleine de souvenirs, de réminiscences, d’allusions, cette ville qui n’est pas née de la dernière pluie. Et ce sont les strates ou les couches entremêlées de ses vies antérieures qui s’offrent sur chacun de ses murs, chacun de ses passages, chacune de ses rues, de ses places, de ses carrefours, de ses couloirs. Des événements oubliés, certains depuis très longtemps, y ont pourtant laissé leur empreinte ou leur écho, et le moindre incident, le hasard le plus infime, une écorchure, une lacération, un accident atmosphérique ou mécanique aura soulevé brusquement la trace de tel instant où quelque chose « se passa », advint, survint, s’accomplit.
Ici, sous ce porche, l’occurrence d’un amour naissant ; là, autour de cette table de bistrot aux trois quarts désert, celle d’un amour blessé ou fusillé à bout portant, ou encore abattu en plein vol ; ailleurs, un espoir comblé ou déçu, une soudaine inspiration ou un profond découragement ; une naissance heureuse, une mort atroce ; une rencontre inattendue, une inespérée retrouvaille, une séparation définitive (et la silhouette qui s’en va, s’amenuise, s’efface au tournant de la rue).
Et puis, à cet endroit, un poète écrivit Je suis venu, calme orphelin, riche de mes seuls yeux tranquilles, vers les hommes des grandes villes ; ils ne m’ont pas trouvé malin, un autre y murmura Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble. A cet autre endroit, ce sont les doigts experts d’un claveciniste qui composèrent Les barricades mystérieuses ou le Tic toc choc, dit aussi Les maillotins. Plus loin un peintre qui se prenait pour un simple artisan et ne jouait pas à l’artiste s’appliqua avec minutie, tout en exultant d’un bonheur rentré, le reflet d’une bougie sur la paroi d’un verre ou sur celle d’un ustensile de cuivre rouge.
Ici, Arletty prononça son immortel Atmosphère ? Atmosphère ? Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère. Là, Louis Héran lui susurra, goguenard : « T’as d’beaux yeux, tu sais ? ». Ailleurs tel couple mythique reproduisit pour l’éternité l’éclair fugace d’un baiser volé dans un coin d’ombre par un couple quelconque et anonyme. Ou bien ce fut Doisneau qui mit en scène ces deux figurants payés pour assumer gracieusement l’enthousiasme lascif de tourtereaux seuls au monde au milieu de la foule dont le ressac vient battre les flancs du BHV.
Et vous et moi, n’y avons-nous pas aussi émietté et essaimé nos propres traces, nos baisers secrets ou ostentatoires ? N’avons-nous pas flâné sur ce quai d’Orléans ou sur celui d’Anjou, sur cette place de la Contrescarpe à l’heure où y dormaient à ciel ouvert ces clochards d’un autre temps, ou encore sous les arcades, investies par quantité d’histoires et de chansons perdues, de cette place si pleine de remords, de soupirs et de doux souvenirs ?
A tel endroit subsiste une publicité dédiée à Dubo Dubon Dubonnet, au Cirage Lion Noir, au Vermifuge Lune, à Bébé Cadum, au Bibendum de Michelin. A tel autre l’ombre de Nerval en route vers la lanterne où il se pendit (et certains disent qu’elle se trouvait à l’endroit précis où se situa par la suite, et existe peut-être encore, le trou du souffleur du Théâtre Sarah Bernard) continue d’errer en titubant un peu car elle hésite.
Mais la moindre petite cité percluse de rhumatismes, pauvre en prestige, ou dont la gloire s’est progressivement assoupie, peut aussi bien que Paris, Prague, Venise ou Istanbul proposer au déambulateur féru d’observation et riche en souvenirs d’emprunt (le plus souvent extirpés du corpus sophistiqué d’un livre…) son content de rêverie et de réminiscences, sa cascade d’échos, son anthologie de reflets et de clairs-obscurs.
Promenez-vous dans la vieille ville du Puy-en-Velay, dans celle de Salers, dans celle de Mende, et nous en désignerions plus de mille autres sur le seul territoire de la France : si vous n’êtes pas happé par un flux d’images dont la moindre saura vous connecter avec une intime sensation occultée, c’est que vous êtes déjà mort à l’intérieur de vous-même. En ce cas, avec nos très sincères condoléances, adressées sur un ton navré, nous vous gratifierons de cette recommandation : « passez votre chemin » ; ou, mieux encore : « circulez, il n’y a rien à voir ». Et ce sera tant pis pour vous.
Car écoutez bien ceci, qui importe en période de récession : regarder ne coûte rien ; voir pas davantage.
G.J.