L’Enfantôme
Christian Duteil : Docteur en philosophie, chargé de cours.
«Pourquoi si dur, dit au diamant un jour le charbon de cuisine, ne sommes-nous pas des parents proches?»
«Pourquoi si mous ? O mes frères, je vous le demande : n'êtes-vous pas mes frères ?»
(Friedrich Nietzsche)
«Nous ne sommes plus un siècle de paradis » (Henri Michaux)
Alors que le Secours catholique tire la sonnette d'alarme en précisant qu'un jeune sur cinq vit dans la pauvreté et serait prêt à se prostituer pour survivre, nous vous livrons ici le portrait de Claude, seize ans, un O. S. de la prostitution qui joue à cache-cache avec la morale et la société.
Claude est un adolescent de seize ans qui se prostitue pour survivre. Au jour le jour. La désinvolture et la couleur de la peau en moins, il ressemble comme un frère aux gamins de Bogota et aux « abandonados » du Brésil qui mènent jour après jour une lutte féroce pour manger et dormir.
De grands yeux bruns mangent un visage qui n'est pas beau mais ne manque pas de charme. Avec son pantalon usé, un pull délavé à la propreté douteuse et des godasses qui ont vécu, Claude n'a rien du petit prince, encore moins d'un Rastignac du sexe dont le corps serait devenu une machine à sous, sans désir ni faiblesse. Avec son lot de puces et sa tignasse ébouriffée, cet enfant de la nuit au regard triste fait partie des O.S. de la prostitution. Ce petit gars du Nord ne se doute pas encore que, dans un domaine aussi particulier, sa jeunesse est son principal, pour ne pas dire son seul atout. Il l'apprendra bien assez tôt – à vingt ans lorsqu'il lui faudra décrocher faute de clients – dans cet univers barré où l'on vit sans avenir, chacun pour soi.
Son repaire : une salle de jeux craspouille près de la gare de Lyon. Quelques flippers alignés près d'un bar surpeuplé et anonyme. L'enfantôme grignote son repas du soir : une baguette de pain sec. Une dizaine de paumés, jeunes et moins jeunes, bousculent avec précaution les machines pour apprivoiser la bille de métal qui retombe toujours... comme la pomme de Newton. A grand renfort de coups de reins et de poings, ils retardent l'échéance. Match bien sûr perdu d'avance qui permet en revanche aux gamins de passe de lier connaissance mine de rien avec d'éventuels clients. Les « michetons » comme ils les appellent entre eux.
Claude raconte, se raconte avec un accent qui trahit ses origines : « Je n'ai guère connu mes parents ; J'ai été élevé par ma grand-mère, près de Roubaix. Il y a huit mois, nous avons décidé, mon grand frère et moi, de monter sur Paris sans rien dire à personne. Depuis, on vit chacun de notre côté. Il revend à la sauvette des tickets de métro, couche sous les ponts ou dans les immeubles en construction. Je ne sais où le joindre. En revanche, si mon frère veut me voir, il se pointe ici. Le jour où il ne me verra plus à la salle de jeux, il comprendra que je suis parti ailleurs, avec des amis. Et il sera content pour moi...»
Combines
Sa voix rauque cassée par une toux caverneuse montre que les nuits sont froides à Paris. «L'été ça va encore, mais l'hiver pas question de dormir à la belle étoile. J'ai quelques combines : coucher sur le palier du dernier étage des bâtisses de la capitale qui ne sont pas fermées la nuit, ou encore me faire accepter en cachette dans un foyer de jeunes travailleurs émigrés. »
Pudique, Claude n'ose pas avouer qu'il ne mange pas toujours à sa faim et qu'il monnaye son corps dans la chaufferie de la gare contre un billet de 10 euros. Il ne se plaint pas. Mais au fond de lui, il y a une inquiétude. On compte – si tenté que les chiffres aient ici un sens – de huit à dix mille jeunes prostitués qui passent en France sans transition du néon des kermesses et des drugstores à l'ombre des portes cochères et des futaies. Roue de l'infortune qui flirte avec résignation et fatalisme. Malgré quelques dérobades bien compréhensibles, notre enfantôme donne parfois l'impression d'avoir vécu plusieurs vies. Déboussolé, il a perdu le fil d'Ariane de sa vie. Cette existence de chien errant faite d'insécurité, dépourvue du minimum vital, a développé chez lui une espèce de sixième sens drapée d'une âme d'enfant en quête de merveilleux. Claude a sans doute dix ou douze ans d'âge mental. Dans son malheur, il est plutôt chanceux. S'il a des copains d'infortune qui vivent de petits trafics, il n'a jamais connu le « loup », c'est-à-dire le souteneur. Sauvage doté d'une belle baraqua, il est jusqu'à présent passé au travers des mailles des réseaux et des « clubs » qui exploitent en toute impunité des gamins et des gamines de dix à dix-sept ans. Il l'a échappé belle...
« Une fois, dans un train, un type m'a donné une carte d'un club pour que j'y aille de sa part. Mais ça ne me disait rien... Mes clients de passage à la gare de Lyon, ils sont en complet veston, souvent mariés, parfois pacsés et pères de famille. Faut pas croire qu'ils sont en général efféminés ou poussent des petits cris. Et ils n'ont recours ni à la force ni à la violence... Ils n'utilisent, me paient puis repartent chez eux comme si rien n'était... jouer avec leurs mômes, regarder la télé et faire l'amour à leurs femmes ou à leurs maîtresses. Mais je vais vous avouer une chose : une fois dans la chaufferie, ils n'existent plus pour moi», note avec férocité le garçon de passe qui a oublié d'être bête.
« Je n'ai pas de carte d'identité. J'ai été contrôlé à quatre ou cinq reprises par les flics qui avaient d'autres chats à fouetter. » Fugueur, il ne semble donc pas recherché ou alors il a brouillé les pistes. Avec un air de gavroche, il attire plutôt la sympathie que la pitié. Homosexuel pour survivre, il a tenté de s'en sortir avec l'aide de quelques adultes désintéressés. Le Secours populaire de Colombes l'a habillé de pied en cap. Blue-jean flamboyant, chemisette à carreaux, manteau en laine, chaussures presque neuves : l'enfantôme se sent un autre... bien que sa grand-mère lui répétait que l'habit ne fait pas le moine.
Pour changer de vie et rompre les habitudes, le rat des villes revient aux champs, dans une maison d'hôtes dans le Jura. A la ferme, la vie est saine, l'air pur, le bistrot et la gare les plus proches sont à une dizaine de kilomètres. Les paysans sont gentils mais Claude s'ennuie : la ville et ses mirages lui manquent. Le rêve bucolique passe. Malgré les habits neufs, on ne change pas de vie aussi facilement, comme par un coup de baguette magique. Il décide alors de changer d'aire et d'émigrer près de Carcassonne. Adieu liberté ! Bonjour sécurité ! L'enfantôme est désormais pris en main – comme six cents mille enfants et adolescents – par la D.D.AS.S (Direction départementale à l'action sanitaire et sociale), appelée autrefois l'Assistance publique. La machine administrative ronronne : Claude ne manque de rien sauf de l'essentiel... Juges pour enfants, docteurs, psychologues, assistances sociales, animateurs, éducateurs. On enquête, gratte son passé et apprend qu'il a déjà un dossier dans le Nord. Patatras ! La machine s'emballe...
En quatrième vitesse, sans sa valise, l'administration met Claude dans le premier train en partance pour Roubaix. Le piège se referme sur lui. Il avoue : « S'il n'y avait pas eu une dame qui m'accompagnait pendant le long trajet, je me serais fait la malle à la première gare venue. Car je ne voulais pas retourner dans le Nord, je savais trop ce qui m'attendait. Au foyer de la D.D.A.S.S., j'étais au milieu de types plus âgés que moi. Eux, au moins, ils pouvaient sortir pour aller travailler et voir autre chose. Mou, j'étais consigné à la caserne, la plupart du temps seul, sans mon grand frère, sans copains, ni activités. Je ne suis pas fou, mais à rester enfermé comme ça on peut le devenir. »
« Eponger »
Laissé-pour-compte ou éternel assisté ? Claude refuse le dilemme et de passer par le trou de l'aiguille des résignations bien qu'il ne connaisse pas encore l'indignation et le mouvement des indignités. On ne se résigne pas de son plein gré à seize ans. Il s'enfuit du foyer d'assistance pour retrouver Paris et son fief, la gare de Lyon . « Ici, aussi paradoxal que cela puisse paraître, je me sens bien. La vie au foyer n'était ni bien ni mal. Je ne suis pas difficile, ou du moins j'ai appris à ne pas l'être... Je ne peux pas me permettre ce luxe. Mais j'aime trop ma liberté. »
Il a vite retrouvé sa communauté de misère mais aussi de solidarité marginale. Avec son maquis d'embrouilles et de débrouilles. Il rejoue à cache-cache avec la morale et la société. Il drague et tapine de nouveau dans la salle de jeux. « La D.D.A.S.S, c'est loin. Tout et rien. Rien parce qu'elle ne m'a rien apporté sinon la nourriture et le logement. Tout parle qu'elle vous marque, vous parque », souffle Claude tout en jouant et en se déhanchant.
Il fait corps avec le flipper en attendant le client. Il se laisse griser par le rythme de la bille d'acier qui –tel le rocher de Sisyphe – redescend toujours. L'inflation des chiffres fictifs qui défilent sur le tableau multicolore, aux voyants agressifs et racoleurs, lui semble bon signe pour la nuit à éponger ». Monde de pin-up et de fusées, univers frelaté de mondes préfabriqués.
« L'avenir ? Il n'y a pas d'après dans ce « métier ». Je vis au jour le jour sans trop me poser de questions. C'est déjà assez compliqué comme ça. Alors l'avenir, je n'ai guère le temps d'y penser. Je regrette seulement de ne pas avoir eu le temps de prendre ma valise remplie de frusques ». Claude s'arrête de philosopher car un homme d'une quarantaine d'années s'approche. Echange appuyé de regards. Il est presque sûr qu'il s'agit d'un « micheton ». L'autre lui offre de faire quelques parties ensemble. Le jeu continue... même s'il est truqué dans ce huis clos infernal et ludique. Claude s'éloigne vers la chaufferie.
CD