Surveiller et punir
Surveiller et punir (sur internet) : sans reprendre explicitement le titre de l'essai de Michel Foucault, c'est ce que vient de promettre le président de la République française, également candidat à sa réélection.
Il annonce la prise de textes législatifs autorisant notamment la poursuite des personnes fréquentant régulièrement des sites incitant au terrorisme djihadique. "Désormais, toute personne qui consultera de manière habituelle des sites Internet qui font l'apologie du terrorisme ou qui appellent à la haine et à la violence sera punie pénalement", a averti Nicolas Sarkozy le 22 mars 2012 lors d'une intervention télévisée [voir article du Figaro(1)].
On peut comprendre, dans l'émotion suscitée par les attentats de Toulouse-Montauban, que l'idée de sanctionner la fréquentation des multiples sites incitant avec une rare violence à la destruction de ce qu'on peut appeler l'ordre républicain soit reprise par les dirigeants politiques, et par le premier d'entre eux. Cette idée avait déjà été exploitée, avec plus ou moins de succès, dans la lutte contre les sites à contenus pédo-pornographiques. Comme le précise l'article du Figaro(1) : "La loi du 5 mars 2007 punit de deux ans de prison et de 30.000 euros d'amende le fait de consulter habituellement un service de communication au public en ligne mettant à disposition» des images pédo-pornographiques. Ce délit a été introduit pour punir les internautes qui visionnent des images pédophiles, sans en stocker le contenu sur leurs disques durs"
Concernant l'apologie du terrorisme, le Figaro précise que "des enquêteurs sont déjà formés pour traquer les sites Internet qui font l'apologie du terrorisme. Ils disposent d'une plate-forme européenne, où les informations sur ces sites islamistes sont regroupées. Pour en retrouver les visiteurs, ils peuvent éplucher les archives de connexion (logs) des sites "manifestement illégaux", hébergés en France, fermés par décision de justice. La police peut aussi examiner les disques durs des suspects dans le cadre d'une perquisition. La loi Loppsi 2 a également autorisé la surveillance à distance des pages consultées par un suspect de crimes et de délits graves, grâce à l'implantation d'un mouchard sur son ordinateur."
Mais cette politique, déjà très largement appliquée aux Etats-Unis dans le cadre d'une lutte contre le terrorisme en ligne qui suscite de plus en plus de réactions inquiètes, ne serait pas facile à mettre en oeuvre, ni en France ni en Europe, compte tenu de la diversité des législations. L'article du Figaro indique que "Les propos de Nicolas Sarkozy peuvent aussi faire craindre l'instauration, à plus long terme, d'une surveillance généralisée des communications sur Internet. Toutes les connexions sur des sites suspects seraient alors analysées par les services de renseignements français dans le cadre de la lutte anti-terroriste.... Cette méthode, techniquement envisageable en inspectant tous les paquets de données qui transitent par les opérateurs ("Deep Packet Inspection"), serait cependant extrêmement coûteuse à l'échelle d'un pays." En effet, elle autoriserait potentiellement les enquêteurs à visiter non seulement les disques durs de tous les citoyens français, mais tous les échanges transitant par leurs divers terminaux connectés à Internet.
L'implantation, sans l'accord ou à l'insu de l'internaute, de mouchards sur son ordinateur, pourrait conduire à la surveillance politique générale de toutes les personnes considérées comme gênantes pour le pouvoir, voire à l'introduction sur l'ordinateur de cette dernière, sans qu'elle en soit avertie, de contenus falsifiés pouvant ensuite légitimer des poursuites. Cette pratique pourrait être le fait d'une police "officielle" mais tout autant de criminels cherchant à compromettre tel ou tel citoyen à des fins de chantage.
Une étonnante incompréhension des transformations du monde
Face aux transformations du monde résultant de la généralisation des réseaux et des "agents" qui s'y développent, on peut s'étonner de la naïveté - vraie ou affectée - de ceux qui veulent en France réprimer les usages malveillants ou délictueux qui prospèrent sur Internet.
Ceci ne veut pas dire que les démocraties devraient, en ce qui les concerne, baisser les bras devant de tels usages, mais les démarches visant à "surveiller et punir" doivent faire l'effort de comprendre le phénomène, en utilisant notamment les nombreuses études qui en sont faites par des scientifiques de plus en plus nombreux et divers. Sinon, elles se comporteraient comme ceux qui, sous prétexte de lutter contre le risque de propagation de maladies contagieuses, voudraient interdire a priori tous modes de transports publics voire toute réunion.
Il ne faut pas se faire d'illusion. La numérisation et l'interconnexion des activités sur l'Internet ne sont pas près de s'arrêter, sauf à ce que se produisent des catastrophes globales ramenant nos sociétés à l'âge préhistorique, ce que nul ne peut souhaiter. Les changements majeurs résultant de cette évolution de fond entraînent la prolifération d'activités considérées par la majorité des citoyens comme bénéfiques, mais aussi d'autres considérées comme nuisibles. Dès qu'un nouvel espace de création s'ouvre, il est instantanément exploité par ceux qui poursuivent l'idée d'un bien commun et par ceux qui au contraire poursuivent leurs intérêts propres, fussent-ils destructeurs.
Les deux ne se distinguent pas nécessairement clairement. L'exemple le plus souvent discuté, dans la littérature internationale, est celui des "hackers".
Il s'agit de personnes ou d'organisations qui pénètrent les systèmes informatiques pour les détourner. Les uns le font dans des buts relevant de la fraude et de la criminalité en ligne. D'autres le font à des fins présentées généralement comme "morales" ou citoyennes, même si elles visent à s'affranchir des règles imposées par les pouvoirs politiques et économiques. On parle à leur sujet de cyber-activistes ou "hacktivistes", dont les désormais célèbres Anonymous ou les émules de Julian Assange et de son site Wikileaks.
Une lutte s'est engagée dans le monde entier contre les "hacktivistes". Les pouvoirs autoritaires, en Chine et ailleurs, en ont pris la tête. Les démocraties dites occidentales sont en train de suivre cette voie. L'argument donné est le même que celui justifiant depuis des siècles toutes les censures : les menaces que font peser les libertariens sur l'ordre "établi". Si on montre que la liberté (relative) régnant dans le monde numérique, du fait notamment des progrès incessant des technologies, peut susciter des usages criminels, les "conservateurs" ne manquent pas d'en tirer profit pour réclamer de nouvelles restrictions aux libertés.
Les libertariens se rassureront en pensant que la mise sous tutelle de l'Internet ressemble à la lutte de la cuirasse contre l'obus. Celui-ci devrait en principe en sortir toujours vainqueur. Mais peut-être se font-ils des illusions. Les technologies de contrôle et leurs usages, bien analysées par le dernier ouvrage d'Alain Cardon(2), semblent ne pas devoir cesser de progresser. Ceci sur un mode quasi automatique, auto-générateur. Cette constatation justifiera la méfiance avec laquelle les démocrates devraient réagir aux initiatives politiques de plus en plus nombreuses visant à renforcer la censure sur Internet.
L'efficacité de la prévention et de la répression des activités criminelles en ligne gagnerait en tous cas à mieux comprendre les phénomènes de type anthropologique ou sociologique à la source de la diffusion sur le mode viral de comportements jugés nuisibles. Et ici, la mémétique(3), science trop souvent considérée comme une plaisanterie en France, mais prise au sérieux dans le monde anglo-saxon, pourrait ici être une aide..
Notes
(1) Voir à ce sujet l'article du Figaro du 22/03.
(2)Alain Cardon "Vers un système de contrôle total" - Editeur Automates Intelligents, 20 octobre 2011 (Ouvrage au format.pdf accessible en téléchargement gratuit (publié sous Licence Creative Commons).
(3) Concernant la mémétique, on pourra lire l'ouvrage de Pascal Jouxtel : "Comment les systèmes pondent" (éditions le Pommier, 2005).