Réflexes collectifs
et conscience individuelle
Gil Jouanard
Sortons des réflexes collectifs, laborieusement acquis, pour entrer dans le champ de notre conscience individuelle…
Les contextes permanents et les circonstances momentanées qui se combinent pour créer des conditions de vie objectives sont cause du fait qu’aucun parmi les individus qui se font élire (toutes époques confondues) n’aura jamais pu accomplir la moitié du programme ambitieux qu’il avait avancé et qu’il comptait probablement, et honnêtement, réaliser. Son échec, qu’il soit prétendument « de gauche » ou supposé « de droite », est en fait celui des sociétés humaines, trop lourdement lestées de tares collectives et de handicaps de toute nature, pour se tirer d’affaire de façon durable ou même provisoirement satisfaisante. Le trop plein d’Homo Sapiens-Sapiens dont est affectée la part non extensible de terres habitables offerte par notre planète préside à ce fatum d’infaisabilité qui condamne tous les projets, tous les programmes, tous les beaux discours et les bonnes intentions à demeurer lettre morte et vue abstraite de l’esprit.
On se doit pourtant, afin d’assumer ses propres responsabilités de citoyen vivant sous un régime démocratique, de choisir entre les candidats qui se proposent (avec pas mal de toupet, soit dit en passant) pour prendre en charge la totalité des « affaires de la cité ». On le fait en fonction de supputations aboutissant le plus souvent à un moyen terme (dont l’échappatoire, rarement sollicitée, est le plébiscite de type napoléonien ou mussolinien ou, plus souvent encore, le diktat résultant d’un coup d’Etat). Rien ne s’y règle de toute façon ; mais on s’est habitué à s’en sortir vaille que vaille, génération après génération, avec des hauts et des bas.
Une fois que l’on a accompli ce « devoir civique », l’essentiel reste disponible pour chacun de nous. Et cet essentiel n’est bien évidemment pas (quoique notre éducation prétendre le contraire) de tenter d’accroître de façon opiniâtre nos moyens de subsistance et d’améliorer nos conditions de vie, un peu à la va-comme-je-te-pousse.
L’essentiel, c’est, avant de se trouver acculé au terme de notre assez modeste parcours terrestre (qui donne toutes les apparences d’être le seul que nous ayant lieu d’espérer, ce qui n’est grave ou triste que de façon toute relative, tout bien pesé), de parvenir à exploiter la plus grande part des richesses et des gisements en friche, dont nous disposons (pour l’essentiel à notre insu).
Se bien connaître, se défricher et s’explorer prend tellement de temps que la très large majorité d’entre nous s’en tiendra, sa vie durant, à la mise en culture, jusqu’à épuisement, d’un sol étroitement délimité, principalement constitué de gestes machinaux, de résidus de conditionnement (familial, scolaire, socioculturel, ainsi de suite), de réflexes acquis, de prudente résignation.
Pourtant, sachons-le, chacun, à l’exception des rédhibitoires idiots (qui sont en fait fort peu nombreux), est en mesure (cela d’ailleurs il l’a pressenti durant son enfance) d’accomplir des prodiges. Non pas de battre le record du monde du cent mètres plat ou de composer le mouvement avec chœur de la Neuvième Symphonie ; mais de vivre de la façon la plus continue possible en harmonie avec quantité de petites choses, les unes de l’ordre des sens, les autres de celui…du sens (c’est-à-dire de la réflexion, de la pensée, de la rêverie, de l’imaginaire, ainsi de suite…).
Bref, chacun dispose des moyens de libérer en soi ces parts d’inconnu que les poètes crurent à un certain moment trouver dans la quête de l’absurde ou de l’irrationnel. Une fois admis que nous sommes en effet les fruits d’une absurdité fondamentale, et que l’irrationnel guide aussi bien les mouvements de l’Histoire que ceux des populations, il nous reste à tirer partie, à la fois (et en première instance) des trésors libératoires et enthousiasmants (voire transcendants) que nous ont légués les plus aventureux de nos prédécesseurs et de nos contemporains (généralement les artistes), et de ceux que le hasard nous a laissés personnellement en dépôt, réserve d’émerveillement et d’émancipation susceptible de nous faire, par instants, échapper à la pesanteur de notre condition d’animaux ou même de représentant d’une espèce à la fois paranoïaque, mégalomane et grotesque de par ses prétentions et, in fine, son impuissance.
La beauté libère et émancipe. Cherchons-la éperdument, plutôt que de quêter la pertinence dans les argumentaires publicitaires des partis et des candidats. C’est au fond de nous, ou tout en haut de nous-mêmes, que se situe non pas la panacée ou la pierre philosophale, mais le secret d’une identité enfin plénière, résolument à l’écart des consensuelles (quoique très parcellaires) illusions.
G.J