Continuons avec des notions que, faute de pincettes, nous prendrons avec un marteau de forgeron ou… une framée
(Mais «forgeron» vient du latin « faber », dont l’équivalent grec est «poegn», verbe d’action par excellence, qui, étrangement, servit à bâtir le mot «poésie»)
Gil Jouanard
Le seul critère d’ « appartenance identitaire» que je suis enclin à revendiquer concerne non pas un pays, une nation ou un peuple, mais une mosaïque de lieux, répartis à travers le monde, et d’œuvres géniales (dont les auteurs peuvent, le cas échéant, fort bien me laisser personnellement indifférent ou même m’insupporter, comme c’est le cas par exemple de l’insupportable adolescent et adulte traficoteur Rimbaud ou de l’abject antisémite Céline). Ainsi n’ai-je jamais été susceptible de me « sentir » Français à temps plein, quoique m’estimant avec volupté citoyen de la langue française et compatriote admiratif de quelques poètes de cette langue et de quelques artistes ayant disposé ou disposant, par hasard, de la « nationalité française ». Mais, à partir de cette même logique, je pourrais aussi bien me dire Allemand ou Italien, pour les mêmes raisons, ou encore Roumain et Irlandais pour quelques uns des « paysages » constitutifs des territoires habités et animés par ces « ressortissants ».
Plus complexe : me dirais-je Turc sous prétexte que j’aime à la folie Istanbul et l’Anatolie ? Sûrement pas car les données « objectives » de la société turque me rendent méfiant ; alors je me dirais volontiers et simultanément Thrace, Anatolien et Stambouliote (non pour l’inconditionnel et très contestable enthousiasme de Loti à l’égard d’aspects assez détestables de sa chère « turquicité », mais pour le magnifique Hikmet, et surtout pour les vestiges dont le génie humain a parsemé ce vaste territoire, du nord au sud et de l’est à l’ouest, à des époques fort différentes et sous diverses tutelles culturelles et « politiques »).
Pragois et Vénitien raffiné, je suis aussi instinctivement Caussenard et Périgourdin, Breton et Angevin, Alpin et vauclusien. Méfiant envers l’Espagne « historique » (aussi bien celle de Charles Quint que celle de Franco), je suis un inconditionnel pourtant de Salamanque et de Barcelone, de Cordoue, de Tolède et de Saint-Jacques-de-Compostelle, mais aussi du Cabo de Gata (quant à Scarlatti et Boccherini, que j’affectionne fort, ils ne sont pas plus Espagnols que Haendel, que j’aime aussi, n’est Anglais). Et, si la société néerlandaise m’ennuie profondément, me fascinent et me passionnent toutefois Delft et Amsterdam, mais aussi quantité des peintres qu’elle produisit (et dont il me faut bien admettre qu’ils échappent, du moins dans leur art, aux mesquineries de la société qui les engendra, même s’ils magnifient les paysages qu’elle sut produire par son labeur, la lumière du ciel vaporeux aidant toutefois autant que la coquetterie du patrimoine immobilier et mobilier !).
Parfois, « mon pays », c’est un endroit très précis dans une saison elle-même précise : par exemple celui de Trakaï, en Lituanie, avec son château, ses petites maisons de couleurs pastel, ses étangs maritimes gelés et ses roseaux brun pâle surmontés d’un toupet plus foncé, en février. Autre « patrie » : le Marais Poitevin et son faramineux aîné, le Bayou Laffitte. Ou la Vallée des Merveilles et son alter ego du sud marocain et le profond défilé qui le prolonge dans les flancs de l’Anti-Atlas. Ou ce Vallon du Régalon que me fit découvrir à pied René Char ; ou cet autre vallon qui va, au gré d’un cañon calcaire plein de silence et de rumeurs, de Sénanque à Venasque, ou encore l’ancienne Raguse, qu’on appelle aujourd’hui Dubrovnik, investie au tout petit matin quand personne ne vient encore trouer la légère brume qui y rêve éveillée.
Des lieux, j’en mentionnerais encore mille autres disséminés à travers la planète ; et des œuvres musicales ou picturales, j’en sortirais également à profusion de ma mémoire.
Cela me fait, au total, une patrie en archipel, dont les frontières sont à l’échelle de la planète, mais certaines dépendances aussi petites qu’une maisonnette perdue au fond des bois. Et une profusion de textes, de musiques et d’images qui m’assure une vie entière plus deux ou trois éternités de félicité en supplément, offerts au titre de fidèle usager.
Pour le reste, je ne me suis senti Français qu’à l’évocation de Valmy (à cause du peuple brusquement et si passagèrement soulevé contre l’arbitraire, et capable, dans sa miraculeuse naïveté, de repousser l’invasion de l’armée la mieux organisée du monde) et lorsque j’entends le Chant des partisans que mon père résistant chantait, plutôt mal, quand j’avais quatre ou cinq ans ; mais je vomis la France de Napoléon et celle qui « conquit » l’Algérie, l’Indochine, des parts scandaleusement étendues de l’Afrique. De la même façon, je me sens du côté des ouvriers exploités lorsque résonne le chant des Canuts, plutôt que lorsque je vois des masses humaines défiler, l’air hilare, en clamant «Tous ensemble, tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais, ouais…», et en réclamant de façon pathétique le maintien de ces fameux « droits acquis » (Mais par qui ? Pas par leur « lutte » à eux ; par celle que menèrent à grand risque « ceux de 36 », qui avaient une tout autre prestance, et dont, en tant que fils du porte-drapeau du syndicat des ouvriers boulangers de la fédération CGT du Vaucluse, je reste l’admiratif et affectueux redevable ; car rien n’est jamais acquis et tout doit se gagner au jour le jour, à commencer par sa propre indépendance, sa propre autonomie, sa propre liberté, sa propre émancipation : il est juste que chaque génération recommence depuis le début et remette tout en question, «droits acquis» compris)
G. J.