De qui s’agit-il au fond
(TOUT AU FOND) ?
Gil Jouanard
L’un des rêves que j’ai longtemps caressés aurait été de passer en douceur du « Je » au « on », et de fondre ainsi mon ego dans le magma aléatoire et en perpétuelle mutation d’un anonymat et d’une neutralité proches de ceux de la cellule originelle. Dans un surcroît de raffinement dans l’ordre de l’inapparent et la non-différentiation, j’aurais par instant souhaité presque confondre, sinon mon apparence, du moins mes caractères identitaires et constitutifs avec ceux de l’être minéral, dont, vertigineuse perspective, l’espérance de vie est de plusieurs millénaires (ah, vivre siècle après siècle les troublantes sensations générées par le processus de transformation du rocher compact en milliards de grains de sable ou du bloc de granit en galet caressé par les flots atlantiques dans la péninsule de Rynvile ou celle de Dingle!)
A défaut de cette métamorphose génétique radicale, j’eusse aimé du moins renoncer aux prérogatives de l’espèce humaine spécifiant une large et infinie différentiation individuelle dans l’ordre de la psychologie (et, de ce fait, du caractère, induisant de sensibles variations de nature biographique). Etre n’importe qui, mais de façon archétypale, un n’importe qui en quelque sorte standard : voilà ce à quoi j’aspirai au summum de mon processus de transfiguration onirique.
Mais la pulsion lyrique dont mon tempérament subit les fréquentes secousses me ramena chaque fois, inexorablement, aux fatales occurrences de cet ego sum qui n’a de cesse de se ressasser et de se placer sur le devant de la scène, en usant avec subtilité de son aptitude spécifique à prendre la lumière.
Malgré cela, j’aurai constamment eu le souci de reconnaître dans toute chose aussi bien que dans tout individu particulier ce que nous avons de commun. Après avoir tout fait pour me particulariser justement, mon effort mental, dont l’écriture fut mon instrument favori (car de loin le plus fiable et le plus efficient), aura été de repérer le plus petit dénominateur commun.
Ainsi aurai-je eu l’ambition d’user de ma biographie comme d’un terrain ou matériau d’observation dans une perspective infiniment plus générale, anthropologique, dont l’ambition, je le répète, serait d’accéder à l’anonymat archétypal et non pas, surtout pas, de céder au narcissisme que laisse supposer ce genre de démarche, dont le risque est bien entendu qu’il vire à l’autocélébration ou, pour le moins, à l’auto-contemplation !
Cela signifie bien entendu que j’aurai eu la prétention (très longtemps inconsciente, comme instinctive, puis, finalement assez tôt, délibérée) d’être, dans ce flux ininterrompu d’écriture, à la fois l’objet d’analyse et l’analyste, le froid observateur et le cobaye volontaire fortement impliqué.
Les vrais auteurs d’écrits autobiographiques, dont finalement, sous ses airs détachés, Montaigne est l’exemple magistral, n’auront rien été d’autre que de savants investigateurs de tout homme en un individu particulier, pris comme voie d’accès naturelle au Grand Tout Humain, c’est-à-dire au Sapiens-Sapiens initial. Le prisme des mots de la langue dont chacun aura usé lui aura tenu lieu de microscope ; mais un microscope doté d’un zoom, à la fois puissant et promptement maniable, lui permettant, à son gré, de le transformer en macroscope.
C’est ainsi que, capable de percevoir avec le plus de finesse possible, ce plus petit dénominateur qui le rapproche (et l’identifie) au Premier Homme, il pourra s’aventurer jusqu’à oser s’identifier à tous les humains.
Comme toute démarche de nature expérimentale, celle-ci éprouvera certes des difficultés à se laisser appréhender par la masse inattentive des gens (qui, soyons justes, n’ont pas que cela à faire !). C’est pourquoi nombre de « chercheurs de pépites » enchâssées ou instillées dans la langue usuelle du locuteur finiront vite par s’orienter vers un usage plus « ouvert », plus exotérique, plus « communicatif » de la dite langue, et de l’écriture qui s’efforce de l’animer.
L’exigent chercheur fondamental, féru d’étrangetés, de raretés et de micro-réalités, donnera trop souvent l’impression de s’égarer dans les méandres de l’incommunicabilité (par excès de sophistication), au point de réduire inéluctablement le champ de son auditoire. A lui de faire front. S’il n’en a pas la trempe nécessaire (laquelle implique une totale indifférence au phénomène fallacieux mais prégnant de la notoriété), autant s’orienter vers des objectifs plus modestes : se contenter d’être lu et compris aisément, quitte à ne délivrer que de sommaires aperçus de l’abyme intérieur dont il n’est qu’un relais modérément personnalisé, puisque cet puits sans fond, débouchant sur un labyrinthe, est sis au centre même de la condition humaine et, même, de la nature constitutive de ce très singulier animal dont l’abâtardissement fut aussi la cause de sa réussite et de sa promotion exponentielles.