La vraie vie
Par Gil Jouanard
La notion de « vraie vie » est non seulement aléatoire, mais elle est aussi sujette à caution. Lorsque le jeune Rimbaud écrit qu’elle est «ailleurs», il lui serait probablement difficile de localiser cet ailleurs-là. Il veut sans doute dire qu’elle se situe hors du champ de notre «vécu» ordinaire, dans un espace hors pesanteur où de subtiles virtualités largement inexploitées seraient soudain activées et privilégiées, mises en lumière de façon valorisante, pour ne pas dire artistique. Elle évoque l’idée d’une mise bout-à-bout de ces instants d’exception où, par illumination, l’on se trouve propulsé dans un espace situé hors de portée du poids des contingences bio-organiques et psychosociologiques.
Ces éclairs épiphaniques où, par transcendance accidentelle ou provoquée on « décolle » sont connus et exploités depuis toujours. Les chamanes du Paléolithique en avaient fait leur spécialité et leur gagne-pain. Les poètes, eux, les attendent comme le Messie (parfois toute une vie durant).
En vérité, la véritable vraie vie est un processus chimique, matériellement supporté par un corpus purement physique. Le philosophe peut (et aime) s’aventurer à y mettre le bout du nez ; il ne le fera pourtant jamais de façon aussi crédible que le biologiste. Quant au poète, mieux vaut l’interroger à propos des humeurs de la Lune ou de la voix charmeuse des sylphides et des nymphes qu’à propos de la «vraie vie».
En vérité, c’est quand on échappe, par effraction ou à la faveur d’une fuite éperdue, à la vraie vie que l’on peut espérer accéder à l’artifice occasionnel et fugace, de toute façon précaire (mais parfois, il est vrai, éblouissant), d’une existence parallèle, irréelle, purement imaginaire. Cette vie-là où la poésie dispose de ses quartiers d’été (qui sont aussi ceux d’hiver, ceux d’automne et ceux de printemps) est aussi ténue que l’aile d’une libellule ou d’un papillon. C’est pourquoi sa translucidité peut à l’occasion capter par incidence, puis rediffuser en la transfigurant, la lumière ambiante.
Cette fausse vie, merveilleuse quoique fugitive, semblable à la bulle de savon qu’un souffle suffit à faire éclater, dispose de l’éphémère pouvoir de métamorphoser en illusion le moindre rayon de clarté, qu’il magnifie à la faveur d’une illusion d’optique. C’est cette illusion que le jeune Ardennais appelait « la vraie vie ». Par solidarité littéraire, mais sans être dupe, on prendra son assertion pour argent comptant, c’est-à-dire pour argent contant (sornettes).
L’important, c’est que, tant que cela dure, on a l’impression qu’en effet on est propulsé dans un « ailleurs » dont l’Institut de Géographie National ne s’est jamais aventurer à tenter de dresser le plan cadastral.
Et ma foi, avouons-le, on s’y sent bien, on s’y croirait même chez soi par moments.
Moralité : on n’est bien que nulle part au monde.
G.J.