Kaleïdoscope ou caméléon souvent l’humain varie
Gil Jouanard
Si l’on se fie à la compétence des lexicographes, ces experts sémanticiens, la fiction est une « création de l’imagination », et donc une pure invention de l’esprit. Nul ne s’étant jamais, à ma connaissance, inscrit en faux vis-à-vis de cette définition, l’on sera fondé à la prendre pour argent comptant. Mais a-t-on bien mesuré le champ couvert par ses implications, et notamment leur répercussion sur la nature même de l’être humain ?
Ne serait-il pas pertinent dès lors de considérer que cet animal, dont l’aptitude à s’inventer une vie, largement indépendante de la définition ordinaire du mot « vie » (terme émargeant en première instance au vocabulaire de la biologie) est notoire, est un pur produit de l’imagination, et donc une fiction ?
Qui niera en effet que, dès la petite enfance, sous les effets combinés d’un imaginaire mythomane spécifique et d’un souci défensif de travestissement continuel (de ses pensées, de ses aspirations, de ses sentiments, de ses desseins et projets, de ses tares et défauts, de ses actes même), le ressortissant de cette race de Primates bipède et bimane ne cesse de sécréter son individuelle et fictionnelle identité, au mépris de celle, peu enviable et mal considérée, que lui a conférée, ou concédée, ce qu’on appelle « la nature » ?
Ainsi, bébé égocentrique, asocial, capricieux, couard et cependant arrogant, l’aura-t-on vu, tout au long de son enfance et de son adolescence, changer ostensiblement ou subtilement (selon les sujets) de configuration psycho-comportementale, voire d’aspect physique ou plus précisément de physionomie.
Et l’on ferait fausse route si l’on s’avisait de croire que la métamorphose serait accomplie une fois que la larve puis la chrysalide ont acquis leur apparence d’adulte et que le tyran juvénile puis l’ « ado » naïvement (car passagèrement et sans grande implication relevant du domaine de l’éthique ou de celui de la métaphysique) contestataire est enfin devenu un être non seulement raisonnable, mais encore définitivement fixé dans une immuable « personnalité », qu’il emportera au tombeau ou dans l’urne funéraire (deux versions, peu différentiées quant au fond, de son unique et dernier domicile fixe).
Ainsi la vie n’est-elle pas seulement un songe, ainsi que l’affirma Calderon, elle est aussi, dans son acception humano-centriste (à la fois réductrice et emphatique, et donc éminemment paradoxale), un pur produit de l’imagination, une invention fictionnelle dont les effets, spectaculaires, auraient de quoi stupéfier, si l’on s’avisait de considérer chacun des individus de l’espèce, ou même un seul, selon les critères que l’on applique, dans les diverses disciplines de la zoologie (méticuleuse entomologie comprise) à l’observation des autres espèces animales.
Comment ne serait-on pas surpris et même effaré, quand on passe de l’étude de la vie des plantes, et de l’adéquation parfaite existant entre le processus gérant leur « instinct » de survie et leur invariable « comportement » biochimique, d’un « individu » à l’autre au sein de chacune des espèces, races ou catégories, puis en faisant de même avec les animaux, une fois encore genres, espèces et races, tout parfaitement alignés sur la reproduction d’un modèle unique, soit originel, soit lentement aménagé (mais de manière uniforme et unanime) au cours des millénaires, à la prise en considération de plusieurs « cas » individuels, pris au hasard, parmi les représentants de la race humaine, sous-espèce des mammifères, catégorie du genre animalier ?
Non seulement leur développement « objectif » (c’est-à-dire physiologique et morphologique) est tout sauf uniforme et immuable, mais encore pourra-t-on s’étonner de constater à quel point les individus sont capables de changer totalement d’apparence, de comportement et de mentalité, non pas une fois, mais deux, trois, dix fois, dans le courant de leur existence, avec quelquefois des variations si spectaculaires qu’on est fondé à supposer qu’il s’agit chaque fois de personnes différentes (un exemple historique étant fourni par Charles Quint, souverain absolutiste et chef de guerre se reconvertissant sur le tard en mystique méditatif ; ou, dans une autre culture, par Wang Wei, haut fonctionnaire de l’empire T’ang, reconverti en moine solitaire et contemplatif).
Le plus étonnant, c’est que ce caractère éminemment « caméléonesque » affecte principalement les êtres les plus évolués, du point de vue de leurs capacités cérébrales. Ainsi l’idiot ne varie pour ainsi dire pas, de la naissance à la mort, tandis que le génie présente (sauf dans le cas ultime, atypique, du solitaire radical, qui échappe aux regards d’autrui et à la nécessité de sans cesse se travestir en quelqu’un d’autre) d’étonnantes et fort déconcertantes facultés d’ « adaptation » au contexte socioculturel environnant, variable quasiment à l’infini dès lors que le sujet opte pour une vie nomade ou cosmopolite.
Chacun de nous n’a-t-il pas été amené à constater ses propres changements de personnalité en fonction de celle de son interlocuteur ? Et ne savons-nous pas que, même en ayant beaucoup vieilli, nous serons, face à notre mère par exemple, un individu ne disposant que de peu d’affinités apparente avec le personnage social que nous sommes pourtant par ailleurs, sans même avoir conscience de changer de peau et, finalement, d’identité ?