Maïa Alonso
«La petite fille qui aimait les cailloux»
Par Louise Gaggini
Qui mieux que moi peut comprendre l’âme de Maïa Alonso ?
Lorsque je l’ai lue la première fois, j’ai eu la perception que nous étions les particules d’une même chose, que nous étions de la même famille cellulaire et universelle.
Difficile d’expliquer cela. On lit, on ressent et on comprend chacun des mots de l’autre, dans toute leur latitude.
Parler de Maïa, donc, aurait dû me paraître facile, mais en fait, bizarrement, non, parce que comment parler d’elle et de son roman «L’odyssée de Grain de Bled en terre d’Ifriqiya» et par force de cette Algérie dont nous sommes toutes les deux, sans malgré moi m’y inscrire, un peu, ce que je ne voulais pas.
Je ne voulais pas, et je ne veux que parler d’elle.
De sa vie, de ses engagements, de sa liberté de penser et de ses amours de femme libre, alors si parfois ma plume s’égare sur des routes qui nous sont communes, soyez indulgents, faites comme si vous n’avez rien vu, et concentrez-vous sur Maïa, qui est au centre du centre d’une petite, si petite particule « Un grain de bled » qui d’enzyme aux hommes et aux nations, va rouler et grandir, grossir sous les vents, les lunes et les étoiles, de siècle en siècle jusqu’à devenir sable, déserts, villages et villes, jusqu’à devenir Ifriqiya, la terre des djinns et des chitans, des marabouts et des pleureuses, des hyènes et des chacals, des lions aux grosses têtes qui peuplaient autrefois la terre d’Algérie ; jusqu’à devenir Ahmed et Sauveur, Martin et Youssef, ces hommes qui, ensemble contre les intempéries, les marécages, les moustiques et l’eau qui manquait, assainirent les marais, plantèrent les oliviers, les oranges et les vignes, en homme qui savaient faire avec les ingratitudes.
«L’Odyssée de Grain de Bled en terre d’Ifriqiya» est le nouveau roman de Maïa Alonso, qui, ainsi que vous venez de le comprendre, parle de la création d’un monde «Africain» en somme, le berceau de l’humanité pour beaucoup, mais qu’elle a rencontré par naissance tout près de Mascara et d’Oran où elle est née et a vécu jusqu’à cette sinistre et tragique guerre d’Algérie, qui mit au ban d’Ifriqiya, ceux-là même qui la chérissaient et l’aimaient.
Qui la rejeta elle et les siens, loin des histoires étranges racontées dans les fermes et les villages, quand l’ombre s’agrandissait sur les sables et les longues robes musulmanes, et qu’alors s’entendait le cri strident des hyènes tandis que les hommes regardaient frissonner le vent dans les blés en buvant du thé trop chaud et trop sucré dans la douceur du soir.
Sans la perte de l’Algérie, Maïa n’aurait peut-être pas écrit «L’odyssée de Grain de Bled en terre d’Ifriqiya», cet hommage unique par la beauté de la langue et du sens profond des mots, rendu à une Méditerranée plurielle, chaude et odorante, où l’orientalisme le dispute à la féérie, où les étoiles du sud sont comme autant de diamants jetés aux dieux par un prince de magnanimité, où la terre est sèche et rouge, friable sous les sabots des ânes, poussiéreuse et aride, emplie d’odeurs de fruits, d’huiles et d’épices et de toutes les âmes des sables dont elle a émergé, puissante et dure, tendre au regard et violente à vivre, à jamais attachée à ceux qui l’ont connue, comme l’amant à l’amante.
Sans sa terre et ses racines, Maïa Alonso loin d’Ifriqiya, a donc cherché un autre chemin de vie pour remplacer celui qu’on lui avait volé, mais sublime transcendance venue tout droit des djinns de son enfance, son nouveau chemin tel son Grain de Bled se multiplia de sentes en sentiers, routes et parcours qui la menèrent d’un bout à l’autre de la planète, aimant ici, souffrant de là, amoureuse ou guerrière, proche des femmes et séduisante aux hommes, écrivant des pages et des pages, en transhumance toujours, jusqu’à ce que femme devenue elle donna à son tour la vie, initiant pour son fils et ses petits fils à venir, des racines, d’autres racines pour qu’ils s’y emmêlent, s’y fondent et y prospèrent.
C’est seulement alors qu’elle a écrit «L’odyssée de Grain de Bled en terre d’Ifriqiya». Pour eux et pour elle.
Pour nous aussi à qui elle offre aujourd’hui ce récit, comme une trace, une matrice originelle qui, dans l’incohérence des temps actuels, nous rappelle qui l’on est, d’où l’on vient et comment tenir debout.
L.G
«"L’Odyssée de Grain de Bled en terre d’Ifriqiya" : est édité par les éditions l’Harmattan.
Où le trouver : Fnac, Amazone, directement à l’Edition, et dans toutes les bonnes librairies (sur commande si vous ne le trouvez pas)
Témoignage
par Maïa Alonso
J’ai été une petite fille grave. Et triste.
Une petite fille mystique.
Jusqu’à l’âge de 7 ans, mes compagnons étaient les djinns, les fées, les lutins, les anges, les petits enfants morts. J’avais une grande sœur de 3 ans mon aînée, et une tante à peu près du même âge qu’elle, qui me faisaient tout gober comme justement la présence des êtres invisibles. En Algérie, était-ce dû à un inconscient collectif ? L’au-delà était fréquemment évoqué. Cela faisait partie de notre quotidien. De même que raconter nos rêves le matin…
Je dois à ma sœur d’aimer les cailloux et donc d’une certaine façon, d’avoir écrit « L’odyssée de Grain de Bled en terre d’Ifriqiya ». D’ailleurs je ne sais jamais résister à un caillou où que je sois, j’en ramène dans mes poches.
Ma sœur était une ensorceleuse de mots, et comble de mon admiration, elle dansait avec les serpents qui se tordaient sur les murs de la ferme où nous vivions, dans le bled, à 170 km au sud d’Oran.
Un jour, elle me donna un petit caillou en me disant : « Aimes-le très fort et tu verras, le prince qui est prisonnier à l’intérieur, sera libéré ».
Oui, je l’ai aimé, ce petit caillou. Je ressens encore cette énergie d’amour. Mais rien n’en est sorti… Je me demande même, tant ma déception a été cruelle, si je n’ai pas du même coup laissé enfermés dans ce petit caillou tous les princes qui auraient pu venir enchanter ma vie un jour !
De 7 à 15 ans, mon âge au moment de l’exil, une compagne s’est ajoutée à mes amis invisibles : la Mort. Elle était partout.
Quand nous devions faire de la route pour aller à Mascara ou à Oran, mon père qui était une tête brûlée, refusait de se déplacer en convoi (avec l’armée pour escorte). Nous roulions donc à nos risques et périls, seuls.
J’ai dit que j’étais une petite fille mystique. Ma famille n’était pas particulièrement pratiquante mais le bon Dieu, ça allait bien avec les fées et les djinns. Et heureusement car cela m’aidait à avoir moins peur ou en tout cas de faire cette curieuse prière : « Mon Dieu, faites que je sois tuée la première ! » Depuis le début de la guerre, notre quotidien était truffé de récits de crimes abominables dont étaient victimes ceux qu’on appelait les Européens (et pas encore les Pieds-noirs). Pour moi qui me sentais africaine dans l’âme, ce terme d’Européen signifiait « différence »… Je ne m’y suis jamais identifiée. J’étais obstinément Algérienne.
Donc je m’attendais toujours à ce que nous tombions dans une embuscade car le Djebel était sauvage, immense, vide. On pouvait faire des kilomètres sans voir une seule habitation, encore moins un village. C’était très angoissant et je demandais toujours : « quand est-ce qu’on va sortir de la montagne » ? » Je ne supportais pas cet enfermement étouffant. Ma mère répondait « Bientôt, si Dieu veut » et là je me rebellais : ah non, pas si Dieu veut !!! car forcément il ne voudrait pas … J’avais une peur bleue d’assister au massacre de ma famille d’où cette supplication de mourir la première, inconsciente de l’égoïsme qui la sous-tendait.
Donc la Mort était prégnante. La peur aussi.
Dès que j’ai su lire, les livres sont devenus mes compagnons les plus chéris. Nous étions pauvres mais d’une famille de « noble naissance » comme on disait alors. Donc on ne se mélangeait pas aux autres enfants : ils étaient « mal élevés » ! Interdiction de jouer avec eux mais seulement avec ma sœur (jusqu’à ce qu’elle parte en pension) ; alors je me suis tournée vers les livres de notre bibliothèque scolaire. Je les ai tous lus.
J’en ai reçus quelques uns en cadeau mais ils sont restés là-bas, comme nos cahiers d’école et de collège… Il a fallu emporter l’indispensable (selon mes parents, les livres n’en faisaient pas partis. J’avoue qu’avec ma sœur nous avons réussi à en sauver un tout petit nombre).
Mon jeu favori : je découpais des silhouettes dans des magazines récupérés et je jouais aux « Monsieur » et aux « Madame » comme je disais. Assise sur le trottoir, devant notre habitation – un deux pièces séparés par un petit couloir qui faisait office de cuisine, louée à une famille Kabyle - je les faisais tenir debout contre le mur et je passais des heures à leur inventer une vie, des dialogues. Ce n’était pas encore avec la plume mais déjà j’inventais des histoires… que je racontais aussi à ma camarade du moment pendant les récréations…
Je rends grâce aujourd’hui à mes parents qui ont cru bon de me tenir isolée pour que je ne me « dévergonde » pas… c’est ainsi que j’ai trouvé refuge en mon for intérieur, que j’y ai puisé mon inspiration, mon goût du beau, du merveilleux. Et que j’ai découvert l’évasion par la lecture puis le goût du savoir.
Ma première passion a été la lecture. La seconde en a découlé tout naturellement, l’écriture. Car on a envie de transmettre à son tour le plaisir reçu…
Au lycée à Toulouse où j’étais pensionnaire, je rédigeais les lettres d’amour de mes compagnes. Leur rédaction aussi. Elles me filaient les devoirs de maths…
En fait, ma vraie première passion s’est révélée quand j’étais toute petite : la terre. On dit qu’avant 3 ans, on ne conserve généralement pas de souvenir. Moi j’en ai, qui aujourd’hui encore sont très vifs. Je me souviens d’une personne qui à mes yeux était indissociable de la terre. Plus tard j’ai su qu’il s‘agissait d’une enfant d’une 12e d’années. Elle me gardait, jouait avec moi. Elle s’appelait Slameth. Je ne vois pas son visage. Je la revois seulement de dos, son foulard noué sur la tête et elle chante en me disant des mots doux : « ma tourterelle, ma chérie, mon amour… » Je baignais dans l’amour. J’étais toute identifiée à l’amour.
Peut-être me portait-elle sur son dos, d’où cette vision ? Un jour elle a disparu de ma vie et je me suis sentie perdue. En fait sa famille l’avait donnée en mariage à un « vieux » de Bel Abbès. Je n’ai plus jamais eu de ses nouvelles.
Slameth et la terre.
Je mangeais la terre. Je voulais être la terre. Je la sentais de tout mon corps. Je me frottais contre elle. Je la respirais. Elle sentait bon, elle était rouge.
Depuis j’écris pour la retrouver dans mes mots qui la ressuscitent. Elle m’a toujours manqué et puis j’ai compris un jour qu’elle était en moi, qu’elle était moi. Que je suis née d’elle. C’est un peu cela que j’ai voulu raconter avec Grain de Bled. Grain de Bled, c’est mon âme qui a labouré le temps et l’espace pour s’en nourrir, se construire, avant de choisir de venir s’incarner en moi.
Quand je suis allée au Sénégal, il y a quelques mois, j’ai retrouvé d’un seul coup toute mon enfance, avec cette terre rousse, la brousse, la lumière et pendant deux nuits, cet immense cadeau du ciel qui m’a offert un tapis d’étoiles pareil à mon souvenir du ciel algérien. Au Sénégal, je me suis sentie chez moi. C’est le miracle de l’Afrique. Qu’elle soit du Nord, du Sud, de l’ouest ou de l’est. Elle est l’Afrique, à la fois plurielle et monolithe. Elle est âme.
En Occident, je me sens nomade, passagère, dans l’expectative de je ne sais quoi. Ma maison ce sont les mots. Sans eux, je ne suis plus seulement en exil, je deviens une naufragée, une noyée.
Pendant des années, je me suis engagée dans un combat contre l’amnésie de notre passé. L’algérianisme. Terme né en 1911 sous la plume de Robert Rondeau.
Des amitiés fondatrices sont nées, ainsi Jo Sohet, et son supplément d’âme qui m’a embrasée, ou Pierre Dimech, son fils spirituel, le DR Raymond Ferry, et quelques autres encore. Beaucoup ne sont plus parmi nous…
Quelques mots quand même sur cet engagement, dans lequel je me suis, un temps, entièrement investie.
L’Algérianisme n’avais pas seulement vocation littéraire pour nous qui derrière Maurice Calmein, le fondateur en France, reprenions le flambeau. C’était une mission. Pour Jean Pomier, un de nos maîtres (un poète toulousain qui vécut en Algérie dans les premières années du 20e siècle), « enraciné dans le sol algérien, l’algérianisme élève ses vues vers l’exigeante compréhension des besoins des hommes destinés à vivre ensemble sur une terre commune » (Jo Sohet, in « l’Algérianisme ») L’algérianisme, né en Algérie, s’attachait à décrire un phénomène social nouveau : la naissance d’un peuple. On sait ce qu’il advint de ce rêve algérien… Dont Jean-Pierre Lledo a du reste signé un documentaire poignant.
Et puis il y a eu ma période de foi mystica. J’ai suivi les traces des deux Thérèse, la grande (la Madre) et la petite (de Lisieux), faisant une retraite mensuelle dans un Carmel. Toujours en quête d’absolu et toujours insatisfaite à un moment donné…
Là encore je me suis retirée, revenant à mon syncrétisme spirituel de base mais enrichie des études bibliques approfondies sous la conduite des Pères Carmes.
Revenue de ces engagements, je ne regrette rien. Je suis allée au bout de moi-même, avec cette devise insensée sans doute : « tout ou rien ». Je ne sais pas être tiède mais je n’hésite pas à brûler ce que j’ai adoré si je ne m’y reconnais plus. Ma seule fidélité, c’est envers moi-même.
Dans mon cœur, je suis Algérienne mais l’Espagne de mes ancêtres coule toujours dans mes veines. Vous voyez ce mélange ? Du sang espagnol, un cœur algérien et une culture française. Et avec ça un amour pour la langue de Shakespeare !
Etant désormais de nulle part, je suis de partout. J’ai vécu à Londres, à Florence, à Paris. J’ai aimé New-York et j’adore un petit village de pêcheurs du nom de Toubab Dialaw où j’ai retrouvé mon âme. J’ai des amis partout dans le monde. Des vrais.
En paix, j’ai renoué avec ma solitude. J’ai élevé mon fils dans la campagne gersoise. Mon fils, le moteur de ma vie. Et à présent, pour me réjouir, mon petit fils et bientôt sa petite sœur. Inch’Allah…
Maia Alonso…
Maïa Alonso est correspondante de presse à la Dépêche du midi.