L’affaire médiatique entre fiction et réalité
Fiction ou réalité ? Dans la « panfiction » généralisée dont laquelle nous baignons aujourd’hui avec la vogue du « storytelling, » la frontière est parfois mince entre le réel et le fictionnel, fait causer au café du commerce et fait question aussi bien dans le journalisme que dans le roman. La preuve dans quelques exemples historiques et actuels…
Vrai/faux, Faux /vrai.
En 1787, alors que la Grande Catherine II et sa suite descendaient le Dniepr en bateau, leur trajet fut agrémenté de village de carton-pâte et de paysannes en costumes chatoyants. Le décor, trop idyllique pour être vrai, avait été mis en place par le premier ministre et favori, Grigori Potemkine, soucieux de réjouir et de flatter l’œil de la tsarine. Le « village Potemkine » était né, son succès ne s’est jamais démenti depuis. CQFD.
Jeudi 24 octobre 2011, le président Dmitri Medvedev s’est rendu à la Jourfak, la prestigieuse faculté de journalisme de la capitale pour y rencontre avec les étudiants. Du moins,c’est ce qu’on croyait. Sur le petit écran, tout était parfait : applaudissements nourris, jeunes alignés en rang d’oignons, questions patriotiques… En réalité, tout était factice. Sur les trois cents jeunes sélectionnés en vue de la rencontre, trente seulement étaient de la Jourfak. Les autres étaient des militants de la jeunesse pro-Kremlin (Nachi, Jeune garde) recrutés par le FSO, le tout puissant service de protection des personnalité.
Avant l’arrivée du convoi officiel, les vrais étudiants furent chassés du bâtiment officiel par le FSO. Rien ne devait être laissé au hasard. Toutes les biographies avaient été passées au peigne fin par les agents de la sécurité. Trente jeunes réputés irréprochables –dont les jeunes filles qui posèrent jadis sur un calendrier érotique édité pour l’anniversaire de Vladimir Poutine – furent admis dans l’amphithéâtre où se tenait la rencontre. D’autres, jugés moins fiables, furent autorisés à se tenir dans le hall et le long de l’escalier, sur le passage présidentiel. Certains furent même priés de ne pas venir du tout. Malgré ce dispositif contraignant, il y eut des ratés. Alors que le président gravissait l’escalier, un audacieux eut le culot de brandir une supplique au tsar. Immédiatement repéré, il fut saisi par des gardes. D’autres effrontés furent interpellés dans la foulée. Dehors, trois jeunes impertinentes tentèrent d’exhiber des affichettes avec des questions impertinentes et pertinentes qu’on jugea en haut lieu déplacées. Du genre : « Avez-vous demandé l’avis du premier ministre pour venir ? ». En deux temps, trois mouvements, les voilà embarquées dans un fourgon, direction le commissariat de l’Arbat. Glose de Dmitri Medvedev sur son Twitter après la visite : « « La rencontre à la faculté de journalisme était bonne. Nous avons tous passé un bon moment. Merci pour les commentaires. Bonne nuit. »
L’épisode a fait beaucoup rire les Russes. Il faut dire que leur humeur au sarcasme, surtout depuis que le résultat des élections – législatives le 4 décembre 2011, présidentielle le 4 mars 2012 - , a été annoncé trois mois à l’avance. V. Poutine va revenir au Kremlin pour un troisième mandat, D. Medvedev sera son premier ministre. On prend les mêmes et on recommence. Incorrigible dirigeants russes, amateurs de poudre aux yeux, de la Grande Catherine à nos jours !
L’électeur se sent floué. Pour tromper sa mélancolie, il renoue avec la satire politique. Désormais, pas question de manquer un seul épisode du « Citoyen poète », une critique acerbe du pouvoir diffusée chaque lundi sur la radio Echo de Moscou » et sur Youtube. Chaque semaine, un thème d’actualité sert de trame à la saynète en alexandrin dans le plus pur style classique. La scène est bien jouée par l’acteur classique Mikhaïl Efremov. Lundi 24 octobre, parodiant Edgar Poe, il racontait l’histoire d’un corbeau nommé McCaïn venu lui rendre visite. Message du corbeau divin : Vladimir Poutine, le numéro un russe, n’est plus du tout dans son assiette, craignant de subir un jour le sort réservé à Kadhafi.
« Difficile de comparer Kadhafi au maître du Kremlin (…) Le colonel était un malfaiteur mais il avait des idées. Or la bande au pouvoir n’a aucune idée, si ce n’est que l’iPad est meilleur que le Windows de Gates », commente l’acteur en pleine forme. Le président Medvedev en prend aussi pour son grade : « Le geôlier de la taule s’est pointé à la Jourfak entouré des Nachis du cloaque avec leurs questions toutes prêtes ». [1]
Vrai/faux, faux/vrai encore et toujours dans la droite lignée de Nietzsche. Le 30 octobre 1938, veille de Hallowen, le jeune Orson Welles s’installait dans un studio de la radio américaine CBS, pour l’émission «Mercury Theatre On The Air». Il commença à lire son adaptation du roman «La guerre des mondes» de l’écrivain anglais H.G. Wells. Il avait auparavant bien pris soin de prévenir son auditoire, six millions d’Américains, que le récit à suivre n’était qu’une fiction. En vain. Il annonça donc l’arrivée des Martiens sur Terre et le début de la guerre des extraterrestres.
Son récit emprunt de réalisme et mené à la première personne, fut tel que des scènes de panique se déclenchèrent bientôt dans tout le pays. Des auditeurs crurent en effet que les armées de Mars étaient descendues infliger une correction aux armées de la Terre, particulièrement en Angleterre, et que la fin du monde était proche. Dans ce que le critique André Bazin nomme un «extraordinaire phénomène de schizophrénie collective», on raconte que l’armée américaine elle-même fut sur le pied de guerre pendant quelques heures, tant les appels affolés affluaient, innombrables, dans les commissariats et les bases militaires. Orson Welles venait, sans le savoir d’inventer le direct ou, en quelque sorte la radio-réalité. Le lendemain, Hollywood lui offrait un pont d’or….
Faits ou/et Histoires, il faut choisir…
Vrai/vrai, hélas, images du temps présent des trains qui n’arrivent pas à l’heure. Ce sont de ravissantes gamines fracassées de l’intérieur qui ont du mal à retenir leurs larmes. Vendues, encore enfants, comme de simples marchandises, maltraitées, violées, nombre de petites Cambodgiennes finissent dans des bordels avant de mourir du sida[2]. « On n’est pas prêt d’oublier ces gamines dévastées, ces dignités piétinées, ces petits visages froissés de larmes exprimant toute la tristesse et la misère des sacrifiés », conclut notre confrère Richard Cannavo dans un récent éditorial intitulé « Un monde sans pitié [3]».
Le roman « Comment pourrai-je raconter des histoires dans un monde où il y a tant de violences réelles ? s’interroge l’écrivain africander contemporain André Brink. Précisément, insiste-t-il, parce que cette violence bien réelle existe. Parce que les gens n’écoutent pas les faits. Nous vivons une époque où les gens ont besoin d’histoires, pas de faits. Dans une histoire, on s’identifie à des individus, à des événements. On vit avec eux. Les faits restent extérieurs, objectifs, lointains. Les histoires vivent, agissent et germent en nous. Elles deviennent une partie de nous-mêmes. Certes, elles expriment d’autres vies, des vies inventées, mais aussi les nôtres, celles que nous vivons effectivement. C’est la raison pour laquelle nous croyons en elle. C’est la raison pour laquelle nous ne pouvons vivre sans elles. »
Le roman est-il pour Brink une fiction qui rend le monde plus perceptible et permet une vision plus élargie et d’entrer dans le temps du récit ? Dire « je » en prenant l’angle d’attaque et le style pittoresque, fleuri et vivant du reportage, est-ce rendre compte aux autres témoins/acteurs de la violence du monde ? Avec l’accent de vérité ou pas ?
Brink précise sa stratégie d’écrivain en proie à la censure sud-africaine. « Dans « Une saison blanche et sèche », j’ai incorporé in extenso le texte d’une brève déclaration que le leader communiste Bram Fischer fit au moment de son procès : je l’ai mis dans la bouche d’un personnage imaginaire, Bernard Franken, basé sur Fischer. C’est ainsi que son message fut diffusé (…) Ce qui compte, ce n’est pas seulement qu’en qualité de romanciers nous avons assumé en partie la fonction de reporters, mais que sous le couvert de récits, nous ayons pu en appeler avec plus de force à l’imagination des lecteurs, faisant en sorte que des textes qui, autrement, auraient risqué de disparaître puissent, sous forme de récits, marquer à jamais les esprits. Nous ne faisons rien d’autre que de contrer la violence du monde par une autre sorte de violence : celle du mot créateur. N’entretenons cependant aucune illusion sur le sujet : l’acte de création comme l’acte d’amour, comme la naissance, comme toute rencontre entre soi et l’altérité – est un acte violent. Mais ce n’est pas une violence destructrice, c’est la violence de tout ce qui crée la vie. C’est la violence par laquelle on crée du sens[4]. »
Une manière réaliste et pragmatique peut-être de changer l’ordre de ce monde sans pitié.
CD