Vendanges tardives
C’est un original, disaient les gens du village. Aux touristes qui voulaient acheter son vin, il montrait plutôt ses bocaux remplis de terre et de sable, sa collection de cailloux aux noms calligraphiés d'une plume enfantine. Graviers pliocènes, schiste précambrien métamorphique, calcaire cénomanien. Il rêvait de longues heures sur cette litanie savante sans trop la comprendre, feuilletait les vieux traités de minéralogie et d'ampélographie. Le mardi soir, après la répétition de la fanfare, ses copains de l'école primaire lui répétaient pourtant :
- Adrien, tout a changé. Maintenant, il faut faire pisser la vigne. Du rendement, de la production et tu pourras t'acheter une belle auto neuve !
Il hochait la tête en les écoutant mais continuait à labourer le vignoble avec Océane, sa jument. Pour le folklore, souriait l'hôtesse de l'office du tourisme. Adrien répliquait que le crottin du cheval donne à la vigne un arôme animal. Un vin au goût charnel, chuchotait-il, avant de se taire comme s’il en avait déjà trop dit. On montrait souvent aux journalistes ce doux rêveur qui savait trouver le mot juste, la formule savoureuse reprise dans les revues gastronomiques tandis que le langage des autres vignerons demeurait technique ou commercial. S'asseyant à même le sol de sa vigne, il commençait par montrer que c'est un métier où l'on est près de la terre. Il prenait deux cailloux, les frottait en disant :
- Imaginez un vin qui ressemble à cela...
Il racontait les saisons et secrets de sa cave, ces détails infinitésimaux dont il anticipait l'effet avec le temps pour imprimer sa signature au vin. Tout l’art consiste à prévoir les unions réussies, les défauts à corriger afin d’assembler, comme dans un tableau ou un bouquet, une palette de goûts qui n'existent pas encore, dans une harmonie future.
Les vignerons voyagent aussi dans le passé lorsqu’ils organisent la dégustation appelée grande verticale. Adrien assistait à cette liturgie pendant laquelle une bouteille de 1957, son année de naissance, fut ouverte en silence. Chaque participant reçut au fond du verre un nectar tuilé qui les surprit par sa vigueur. La caresse s'était conservée et amplifiée, le vin divin n'était pas mort, il dégageait encore des arômes à la fois fondus et distincts, des goûts anciens et subtils que les œnologues avaient reconnus, comparés, vénérés. Comme dans une église, le bruissement des voix résonna longtemps sous les voûtes de la cave.
La vie d'Adrien bascula à cet instant. Dans la fraîcheur souterraine, il venait de retrouver la saveur d'un certain dimanche après-midi de septembre, à l'heure où les parents envisagent de jouer à la pétanque. Le repas de famille avait été interminable, ponctué de belles bouteilles dégustées en fermant les yeux avec des mimiques de connaisseurs. Un cousin malicieux, aujourd'hui décédé, édictait ses appréciations et inventait des arômes pour réjouir les convives, tels foutre de lièvre ayant couru dans les genêts par nuit de pleine lune.
Sagement assise en bout de table, Aude souriait à tous d'un air doux et absent. Quand Adrien revoyait ses souvenirs d'enfance, aussi loin qu'il puisse remonter, elle était dans l'image. Ensemble, ils cueillaient les mûres sauvages, chapardaient les fruits des voisins et sirotaient les fonds de verre à la cuisine en cachette, du moins le croyaient-ils car grand-père observait tendrement ces gamins de trois ans qui appréciaient déjà le bon vin. Le même Champagne avait mouillé leurs lèvres à leur banquet de baptême. Depuis des nuits et des jours, Adrien rêvait de caresser le dos musclé de sa cousine, de révéler au grand jour ses seins d'adolescente qu'il imaginait durs comme son sexe.
Aude trépignait intérieurement. Elle voulait fuir l'ennui confortable des lents rituels familiaux et prétexta une allergie aux fraises pour embarquer son cousin dans une ballade en vélo à travers vignes. L'ivresse des vins et des mets n'avait pas assoupi leur énergie juvénile, bien au contraire, ils se sentaient pousser des ailes, pleins de force, prêts à conquérir le monde. L'espace et le temps leur appartenaient, leurs yeux brillaient du furieux désir de vivre. Aude filait à toute allure, fendant l'air à la recherche d'une sensation de fraîcheur, ses couettes au vent lui faisaient des oreilles de louve. Elle jeta son vélo près de la vieille vigne dont les rangs débordaient d'une herbe luxuriante et ils jouèrent à cache-cache par cette après-midi d'enfance retrouvée. Aude riait en courant, se laissait empoigner, plaquer au sol. Ils croquèrent le raisin à même les grappes, comme les enfants de Rome tètent la louve. Leurs mains, leurs lèvres se rencontrèrent. Aude invita Adrien à la goûter, la déguster du bout de la langue.
- Là, sur mon épaule, c'est quoi ?
- Vanille… fruits exotiques… miel…?
- Bravo. C'est mon gel douche. Tu as gagné.
- Gagné quoi ?
- … le droit de continuer plus haut. Ou plus bas…
La commissure des lèvres recelait une minuscule effluve fauve, le goût du cigare prêté en cachette par le cousin. Adrien se rendit compte que chaque partie du corps de sa cousine offrait un arôme distinct et intéressant.
- Moi aussi, je peux te déguster ?
Elle le caressa par petits coups de langue, effleura son oreille et lapa avidement quelques perles de transpiration dans le cou d'Adrien.
- C'est bien toi. Ta saveur. Depuis le temps que l'on croit se connaître… et on ne s'était jamais goûtés !
Aude était rousse et ses cheveux rayonnaient comme les reflets cuivrés du vieux vin. L'orbe de ses seins évoquait de beaux raisins tendus par la sève, gorgés de soleil. Sa robe d'été glissa au souffle du vent, l'herbe à l'ombre des ceps rafraîchissait sa peau d'effleurements simultanés, de caresses multiples. Les criquets criaient à tout rompre mais, dans l'assourdissant silence du désir, Adrien n'entendait rien sinon leurs respirations, leurs palpitations. Du pouce, Aude écarta une lanière bleu nuit et, pliant doucement ses genoux, l’ôta dans un ralenti inoubliable ; quelques gouttes laiteuses perlaient de son sexe, qu'Adrien embrassa avec fièvre. Il découvrit un goût mêlant amertume capiteuse et volupté animale, une saveur qu'il ne connaissait pas encore. D'un coup de reins sur l'herbe caressante, Aude se dégagea de lui et agrippa à pleine bouche une autre grappe de raisins mûrs. Leurs joues dégoulinaient d’un jus qu'elle aspira goulûment, les peaux trop blanches irradiaient du plaisir d’exister. Adrien la prit dans une insoutenable éclaboussure de lumière.
Le flot des souvenirs avait jailli du flacon débouché. La couleur de ce vin ressemblait à l’antique lueur d’une lampe douce et dorée, à la lumière des étoiles mortes qui n’existent plus depuis longtemps mais dont le rayonnement parvient encore jusqu’à notre planète. Depuis tant d’années, Adrien s'était résigné, il avait oublié Aude partie à la ville. Du moins le croyait-il, car elle venait de surgir sous ses lèvres, aussi intense et présente que vingt ans auparavant. Elle était revenue par la magie incroyable d'une simple gorgée de vin sous les voûtes romanes de la cave humide. À cet instant, Adrien comprit qu’une idée magnifique prenait possession de son âme : créer un vin étrange au goût de miel et de femme, un nectar qui lui ressemblerait. Rien qu'en ouvrant une bouteille, il retrouverait sa saveur, une extase plus forte que le seul parfum car elle mobilise tous les sens. Le toucher du verre à la bonne température. L'ouïe, quand le vin coule. La vue, la transparence de la matière – sa robe, dit-on – et ses reflets colorés. L'odorat, le goût. Adrien rêvait d'un triomphe public au concours œnologique de la Saint-Vincent afin qu’Aude lui revienne définitivement, convaincue par cet amour défiant le temps.
Bien sûr, cela prendrait des années. Le soir même, Adrien reprit ses vieux livres d'ampélographie. Il se souvenait de tout : le départ de sa cousine à l'université, l'attente de lettres de plus en plus rares. Elle avait rencontré des garçons qui parlaient le français sans cet accent provincial dont les jolies chroniqueuses goûtaient le pittoresque aux champs, mais qu'elles n'auraient pas voulu accompagner dans les fêtes parisiennes. Après son mariage avec un type qui ne la méritait pas, Adrien avait reçu quelques cartes postales. Ce vin dédié rappellerait la tristesse de son départ, d'une fin d'été précipitée ; il offrirait le tanin des pépins et le raisin fruité, dans un contraste à définir. Un vin comme la vie, amère et douce. Ce nectar évoquerait aussi le serrement de gorge du désir, la sensation d'étroitesse qu'Adrien avait éprouvée en elle. Pour obtenir cette amertume, il laisserait le moût macérer un certain temps avec peaux et rafles. En souvenir de leurs ballades dans le sous-bois, le vin révélerait d'abord un tintement de petits fruits rouges, caractéristique des crus juvéniles ; il faudrait aussi retrouver les effluves de cigare du cousin qui fleuraient bon la fin d'un long repas et sa voluptueuse invitation à la sieste. Ce vin serait fruité, gorgé de soleil, vinifié à température exacte afin de préserver les arômes des baies. L'alcool bien présent, grisant et volatil comme Aude envolée. Pour rappeler la saveur vanille de sa peau, le précieux liquide séjournerait en fût de chêne. Adrien se demanda longuement si la barrique ancienne conviendrait mieux, pour ne donner qu'une légère trace, ou si le bois serait neuf, ses tannins forts et d’une plus puissante amertume. Pour compléter le tout, il voulut aussi un goût d'amande, le bleu intense du ciel (peut-être dans la couleur de l'étiquette) et l'assourdissante vibration des cigales. Et que l'on retrouve la sensation de pierre nue dont les aspérités se détachaient entre les touffes d'herbe sèche. Ce vin serait-il blanc comme la peau de l’adolescente, capiteux, à la fois sucré, très concentré, légèrement astringent ? Ou bien rouge sang avec les reflets cuivrés de sa chevelure, la chair de ses lèvres, un goût de fruits d'automne, coing, mûres, confitures d’enfance ? Avec l'insolence de la jeunesse associée à la maturité des tons tuilés ? Un blanc trompeur à la saveur de vin rouge, ou le contraire ? Adrien aurait pu tenter, tout simplement, de retrouver Aude avec des mots dits ou écrits, en se rapprochant d'elle, mais un paysan ne vient jamais les mains vides. Il voulait lui offrir un cadeau extraordinaire.
Adrien choisit le roc aride où les ceps peinent à s'enraciner ; la vigne doit souffrir pour donner un jus concentré, quelques grappes aux grains minuscules mais si intenses. Petit à petit, Adrien devenait un être végétal, il était la vigne et croyait que sa souffrance conférerait à son vin une qualité suprême. Il attachait les bras de la plante aux poteaux comme à un crucifix. Le fruit, l’alcool, l’amertume. Devant ses voisins stupéfaits, il planta des cépages étrangers à la région, dont un certain Pineau d'Aunis autrefois apprécié des princes pour son goût de pierre à fusil et de poivre. Depuis ses voyages, Aude aimait les nourritures épicées.
Cinq années passent, retrouver la saveur d'un instant occupe parfois toute une existence. Adrien ne fréquente plus personne, il vit comme un ermite courbé sur sa vigne, néglige son apparence et ses vêtements. Il ne paie plus son emprunt, mange à peine, personne ne comprend ce qui lui arrive, ni où le conduiront ses expériences mais les journalistes rendent toujours visite au viticulteur visionnaire.
Aujourd’hui, Adrien enfile son costume du dimanche car il présente les premières bouteilles de sa Cuvée Aude au concours de la Saint-Vincent. La procession démarre de l’école à sept heures du matin, en fanfare après le traditionnel casse-croûte et la charcuterie arrosée de vin blanc. Les fiers vignerons brandissent les bannières brodées d'or du Secours mutuel, les statues de Saint-Vincent portées à dos d'homme tanguent à travers les vignes. Les toges écarlates de la confrérie, grand connétable en tête, marquent le pas avec majesté. Adrien sent dans ses mains le doigté des marches militaires apprises sur son cornet à piston, il recommencera bientôt à jouer et régalera Aude d'une aubade. Les fidèles rassemblés au bord de la route acclament les Appellations à leur passage tandis que d'autres rejoignent le défilé du saint païen. Depuis la veille, les glycines fleurissent, jonquilles et tulipes surgissent des pelouses, des milliers de fleurs en papier crépon transportent les visiteurs dans un été en plein janvier. Depuis des mois, les Aînés ruraux préparent ces décors fabuleux et naïfs, à la merci d'une heure de pluie. Les sentences populaires s'affichent sans modération : « Chante, danse et bois / On ne vit qu'une fois » ou « Le bon vin et l'amour / Font passer d'heureux jours » tracés en lettres géantes sur une colline, avec de la paille dispersée entre les ceps.
Adrien reconnaît les fanfares des autres communes qui s'approchent dans le lointain, telles les armées d'antan à cheval et à pied, il entend des tambours scander la marche pour impressionner l'ennemi avant le choc de l'affrontement. Adrien regrette qu'on ne puisse goûter aux vins de ces époques révolues. Il songe à ceux de son village qui marchaient vers les champs de bataille comme la foule de ce matin d’hiver, aux fiers soldats d'une mascarade costumée, poussés en avant par la musique martiale et la foi dans leur patrie, à ces jeunes hommes pleins de vie et qui ne voulaient pas mourir.
« Honneur à nos morts ! » hurle le capitaine de gendarmerie sous le ciel plombé du monument gris. Roulement de tambours. Le jour se lève. Applaudissements. De jeunes musiciens s'empêtrent dans leur uniforme trop grand, mais pour rien au monde ils n'auraient manqué la fête. Aux ressemblances des visages, Adrien reconnaît les enfants de ses copains de la fanfare. Il débarque dans un autre univers, jamais il n'a vu une telle foule. Il cherche Aude partout, croise des visages vieillis, fripés, étirés, fatigués et comprend que les années ont glissé comme la terre entre ses doigts. Il écoute les conversations, les absorbe indifféremment sans trier ni comprendre, perdu dans le déluge des mots et des regards. Adrien flotte au vent comme les étendards des confréries vineuses et les drapeaux tricolores.
On le conduit à la cérémonie d'intronisation où le grand connétable honore quelques nonagénaires fidèles serviteurs de la vigne, des anciens qui ont apprivoisé la terre et l'ont rendue nourricière. Le cep pèse trois fois sur les épaules de chaque impétrant, dans un rituel qui mêle joyeusement paganisme et chrétienté. Les cors de chasse résonnent, Adrien voudrait s'enfuir, il se sent pris au piège. « Messieurs les maîtres, veuillez sonner les honneurs… en reconnaissance et remerciement aux parents et grands-parents. Les paysans sont des passeurs de terre, d'une génération à l'autre… ». Adrien se rend compte qu’il n’a pas d’enfants et qu’il a poursuivi l’ombre d’un rêve. Il n’a pas transmis la vie, l’énergie, il a rompu la chaîne, le pacte avec les ancêtres. Et pourtant, lui aussi est intronisé, pour le remercier d'avoir parlé avec autant de conviction à la presse, d'avoir été le sujet de plusieurs reportages qui ont amélioré la notoriété et le cours de l'Appellation.
Adrien demande au grand connétable si la Cuvée Aude a été primée. Il reçoit, pour toute réponse, un amical clin d'œil ; d'abord, on déjeune dans l’immense banquet à la mise en scène gargantuesque. Les cuisiniers en toque défilent avec le char de la poularde, sous les vivats de mille trois cents convives enthousiastes qui font tourbillonner leurs serviettes blanches. Cinquante sommeliers parés de noir surgissent simultanément à chaque nouveau cru tandis que le grand orchestre, la chorale et les mangeurs scandent des chansons à boire. Dehors, cent mille pèlerins du vin se promènent un verre à la main et dégustent les cuvées de la Saint-Vincent offertes par les vignerons. À ce remue-ménage, Adrien préférerait une heure d’intimité avec Aude, qu’il cherche toujours dans la foule.
De sa vie, il n'a jamais goûté à autant de vins, ni vu autant de gens dans son village. Les prix sont annoncés à la fin du repas avec, en dernier, une médaille d'or pour la Cuvée Aude qui déchaîne un tonnerre d’applaudissements. Le grand connétable félicite Adrien pour l'honneur qui rejaillit sur sa famille. Adrien descend du podium en titubant, ivre de nourriture, de vins et de visages. Aude est là, elle le regarde. Jean, son mari, s’approche. Ils le considèrent avec fierté.
- Bravo cousin. Formidable. Pour les coups de pub, tu es toujours le champion !