Le charognard parvenu
Charognard plutôt malingre et moins instinctivement doué que la plupart de ses concurrents (qui étaient plus prompts et mieux dotés du côté des cinq sens), le bipède dont notre lignée humaine descend en ligne zigzagante usa jusqu'à en abuser de sa ruse spécifique, d'abord pour s'en tirer à moindre mal, puis pour s'entourer d'une panoplie de prothèses susceptibles de minimiser les effets mortels induits par son incompétence naturelle : les outils.
Egoïste parmi les égoïstes de la savane, solitaire endurci par conséquent, il s'agglutina en hordes ou en meutes afin de pallier par le nombre son incapacité à entrer en compétition avec ses rivaux ; sans parler de la menace permanente qui pesait sur lui, via l'appétit insatiable de ses prédateurs, qui étaient les mêmes que ceux du zébu, ceux du gibbon, ceux de la gazelle, ceux même du puissant gnou.
Devenu prédateur à son tour par opportunisme et grâce à l'appoint inespéré de l'outil-prothèse (qui n'eut que peu d'efforts à faire pour accéder au rang d'arme de poing ou de jet), il continua avec davantage d'aisance et de prestance à imposer sa ruse, poussée aux confins de la roublardise, jusqu'à soumettre quantité de ses supérieurs hiérarchiques dans l'ordre des espèces.
Mis en mouvement par on ne sait quel effet déclencheur, d'ordre probablement climatique, il ne tarda pas à s'enrichir des acquis hasardeux résultant de l'itinérance. Il s'était entre-temps scindé en groupes fondés sur le principe instinctif de la solidarité...égocentrique, puis en clans, ensuite en tribus, en peuples, et enfin en nations, chacune de ces entités ségrégatives étant soumise aux règles sémantiques de la langue, qui ne cessait de se diversifier, d'éclater en isolats irréconciliables. L'idée lui vint ainsi que l'autre était un étranger, statut bien pire que celui de concurrent individuel qui avait régi, des dizaines de millénaires durant, le mode de survie dans la savane.
L'instinct de propriété lui vint, qui n'était en fait qu'une variante étroite de la pulsion innée dont s'était prévalu son ancêtre territorial. Les choses se compliquèrent sans cesse davantage, au point que, constamment plus individualiste et égocentrique, il se dissimula pourtant sous le couvert de lois collectives, qui lui permettaient de passer inaperçu.
Et plus s'élargissait l'envergure de son artificiel conglomérat social, plus s'approfondissait en lui l'intuition de ce cas particulier qu'il figurait, lui nommément, sujet, puis citoyen, Untel.
Conscient subitement de disposer d'un destin particulier, il se mit, à commencer par certains Grecs de voici deux mille sept cents ans, à peaufiner cette idée identitaire dont devait résulter l'amour, ainsi que l'art (héritier de l'intuition magdalénienne, qui était, elle, restée des millénaires durant au stade de l'anonymat et de l'inspiration collective).
Du dixième au douzième siècle, entre Bagdad, Cordoue et ce qu'on désigne aujourd'hui sous le terme d'Occitanie, cela prit la forme d'une poésie à la fois personnalisée, individualisée, narcissique, et d'un sentiment tout neuf, échappant au pur instinct de reproduction (jusqu'à le nier chez les Cathares, qui faisaient de l'amour un sentiment asexué et suprême).
Nous en sommes là : le Sapiens-Sapiens de Cro-magnon n'a cessé, depuis environ trente mille ans de combiner et compliquer, et bien souvent pervertir ou dévoyer, les lois de la collectivité et les modes de relations intersexuelles.
Pris aujourd'hui dans l'état où l'a laissé l'Histoire (son invention la plus fantasmatique, et cependant la moins innocente), l'Homo ex habilis et erectus et sapiens et sapiens-sapiens est ce roublard à la puissance cent mille, qui feint de respecter les lois sociales et fait mine de se conformer aux mœurs ambiantes, tout en préservant ce jardin secret, dont l'amour est le fleuron, lys immaculé et ambiguë orchidée. Il n'est même pas dupe. Il sait, mais il profite autant qu'il peut de cet amas de malentendus et de non-dits (mais parfaitement sus) qui lui sont une gangue de survie (aléatoire et de toute façon éphémère).
Seule conquête du charognard qui s'est pris pour un prédateur : l'amour, l'amour, toujours recommencé...