De l'Amour... et de ses Désirs et Compulsions
Lorsque l’amour, forme paroxystique de l’attachement, survint, ou du moins se formula dans son acception moderne, entre le XIIe et le XIIIe siècle -- tout spécialement dans l’espace culturel de l’ « Occitanie » troubadouresque --, il venait en surimpression de la sexualité, qui est, elle, aussi vieille que l’univers des mammifères (et qui a pour origine un très pragmatique instinct, ou souci, de reproduction et de perpétuation de la race ou de l’espèce, comportant ce stimulus incitateur que constitue l’attirance physique).
Avec le temps, et tout spécialement à l’époque romantique (qui reprenait au demeurant l’intuition sentimentale et idéaliste qui s’était manifestée avec l’invention purement littéraire et donc artificielle de l’ « amour courtois ») une conception plus affective, sinon plus intellectuelle, en tout cas plus spirituelle, de cette « pulsion » (qui faisait s’attacher l’un à l’autre deux êtres, voire un seul d’entre eux à l’autre) vint reléguer au second plan la dite sexualité, progressivement érigée en une sorte de prime ou de récompense, voire de dessert organique et physiologique).
Déjà, Héloïse et Abélard, au XIIe siècle, avaient donné l’exemple d’un attachement passionnel délesté (ou plus exactement privé) de la corporéité sensorielle et physiologique. La littérature offrit par la suite un très grand nombre de cas, réels ou fictif, de grandes amours…platoniques.
Mais sans aller si loin dans l’exemplarité et dans l’asexualité principielle ou accidentelle, chacun pourra constater que la décrue de l’instinct, soit avec l’âge soit du fait de la banalisation de l’ « acte » (dont la répétition quotidienne, puis à intervalles sans cesse plus espacés, génère une inéluctable sensation, puis un sentiment, de répétitivité déchargée de tout élan et de toute curiosité, de toute excitation et de toute surprise), finit, sinon par séparer les corps, du moins par les décharger de leur puissance magnétique. On finit par se côtoyer sans que plus rien de la fougue initiale ne subsiste, même si les caresses et les pratiques érotiques continuent à accompagner une cohabitation devenue machinale et lentement transformée en compagnonnage, quand ce n’est pas en complicité pour d’obscurs ou ambigus, en tout cas complexes, motifs.
C’est alors que, le corps étant repus ou tourné vers de nouvelles sollicitations impulsives, reste, si les causes intellectuelles et sentimentales de l’attachement ont survécu à la décrue sensorielle, ce qu’a finalement de meilleur le sentiment amoureux : le sentiment précisément. Et ce que nos troubadours avaient ajouté en prime à cette fougueuse et impulsive attirance d’animal en rut devient dès lors l’élément dominant de la relation amoureuse. Plus n’est besoin de baiser pour s’aimer.
Même si le corps n’y trouve plus guère son compte, l’on ne saurait nier que cet état constitue une idéale, voire sublime, récompense, que saura apprécier l’âme élevée. Car elle ne signifie pas que l’on est devenu indifférent à ce qui fait le charme de la, ou du, partenaire : simplement, l’ayant tourné et retourné en tout sens mille fois, et mille fois pénétré de toutes les façons imaginables (du moins si l’on est un homme), ayant si souvent exercé sur lui les plus hardis de ses fantasmes, nos gestes ne voient plus très bien comment s’y prendre pour renouveler le vrai plaisir, l’authentique désir, qui est celui de la découverte. Sachant tout de l’ancienne Terra Incognita, seul reste disponible à notre curiosité l’énigmatique et indéchiffrable espace du « dedans » dont l’autre lui-même, quoique l’hébergeant et le nourrissant, ne sait pas beaucoup plus que nous n’en savons.
Dès lors, c’est au tour du plus subtil et du plus profond de l’amour d’entrer en scène et de jouer sa carte maîtresse : un jour, si l’on est vigilent, on sait que, sous cette relation apparemment dénuée de tout élan passionnel ou passionné, se tapit et agit en sous-œuvre le plus authentique témoignage du sentiment amoureux : l’autre est si bien devenu cette part de soi-même qu’on avait oublié de solliciter du temps des caresses folles qu’il, qu’elle, a fini par accomplir ce prodige qu’on appelait naïvement de tous ses vœux sans trop y croire : il, elle, est devenu(e) nous, non pas à la façon du Bernard l’Hermite, qui vous déloge ou vous dévore, mais à celle de la jumelle (ou du jumeau), tous gènes confondus. La phrase écrite par Montaigne à propos de son amitié pour La Boétie (et trop souvent banalisée depuis) prend toute sa superbe, elliptique et irréfutable signification : « Parce qu’il était lui et que j’étais moi ».
Ecrivez « elle » au lieu de « il » et le tour est joué. Les troubadours du XIIe siècle ont gagné le combat de l’amour, la courtoisie l’a emporté sur l’élan bestial et sur l’instinct de reproduction furieusement augmenté d’un lest d’érotisme fantasmatique.