«Un maçon chantait une chanson»
Gil Jouanard
Sans emboiter le pas aux vieux schnocks qui stipulent qu’ « avant c’était mieux », puisque, avant, les lois sociales qui nous protègent et nous surprotègent n’avaient pas cours, on ne peut s’empêcher de se dire que, du temps de l’imperfection sociale qui dura du Néolithique aux années 1936/1937 du XXe siècle de l’ «ère chrétienne», c’était assurément plus poétique.
On n’imagine en effet pas un maçon d’aujourd’hui « chantant une chanson » sur son échafaudage comme il semble l’avoir fait, malgré la précarité de sa vie au jour le jour, du temps de Maurice Chevalier.
D’ailleurs, qui, parmi les jeunes nés après, disons, 1960 de ce même siècle de cette même ère, a entendu parler de ces chansons de métiers qui accompagnaient le très dur et peu gratifiant labeur des travailleurs d’antan ?
Ont-ils jamais entendu quelque-part quelqu’un chanter « Avoine » (chanson des moissons), « Le Petit mercerot » (chanson de colporteur), « Les Trois jolis maçons », « Les scieurs de long », « La Chanson de l’aiguille », « Les Canuts », ainsi de suite, ou encore « Je n’avais qu’un épi de blé » ou « Quand j’étions chez mon père, apprenti pastouriau », ou « Mon père a fait bâtir maison » ?
Et qui peut encore comprendre de quoi Serge Gainsbourg parlait, quand il chantait « Le Poinçonneur des Lilas » ?
Bref, avant, c’était plutôt globalement pire. Mais avant on chantait dans la rue, sur les échafaudages (où à présent les transistors font des ravages), dans les ateliers, les fournils, les établis, sur les chantiers. On travaillait davantage, on était beaucoup moins payé, on vivait mal dans des logements sordides ou mesquins, on sortait en ville en tenue de travail selon sa corporation, car on n’avait rien d’autre à se mettre. Mais on chantait.
Et ce n’est pas que ces braves gens avaient de la poésie une conception très claire ni qu’ils aspiraient particulièrement à en vivre les enivrants effluves et les subtiles évanescences spirituelles. Mais elle les accompagnait mine de rien, en douce, en catimini, les prenant parfois au dépourvu, les faisant sortir d’eux-mêmes, leur laissant supposer que le réel comporte une porte de sortie vers une vie plus ample, plus riche, plus émouvante.
Ils ne chantaient pas « pour passer le temps ». Ils chantaient pour s’émouvoir eux-mêmes, sans même s’en rendre compte. Machinalement.
Qui, à présent, fait quelque chose, quoi que ce soit, sans s’en rendre compte, instinctivement, en toute candeur ?
Si cela lui arrivait, il s’en voudrait et s’en mordrait les doigts. Il risquerait même de le payer cher…