Seule la solitude de l’un peut adhérer à la solitude d’un autre.
S’il n’était pas un pis aller résultant d’un compromis entre les moins admirables des qualités humaines, et un moyen terme assez humiliant pour ce que l’être humain porte de plus généreux, de plus inventif et de plus libre dans son patrimoine génétique, le système démocratique serait pratiquement l’idéal du mode de coexistence de nos collectivités hélas exagérément surpeuplées.
La faute en est non pas à son principe même, qui disqualifie à la fois le tribalisme, le féodalisme, le monarchisme, l’impérialisme et la dictature, mais au fait que, parfait en soi, il requerrait une parité de compétences intellectuelles et consciencieuses chez la quasi intégralité (en tout cas la large majorité) de ses acteurs-bénéficiaires pour s’exercer effectivement.
Hélas, nous sommes loin de ce cas de figure paradisiaque, généreusement promu par les philosophes du « siècle des Lumières ». Nous en sommes au stade, déjà éculé mais toujours actif, du marchandage, du compromis disions-nous, du pis-aller, soumis que nous sommes aux discours hypocrites ou naïfs, quand ils ne sont pas cyniques, et aux actes contradictoires et désolants de ceux que nous avons choisis dans le stock de « candidats » (prétentieusement déclarés) à toutes les sortes d’élections, du local (le moins soupçonnable car le plus ingrat et le moins gratifiant) au national, depuis le lendemain du jour de cette Révolution française dont on sait l’origine ambiguë autant que la nature hasardeusement circonstancielle.
Il fallait certes en finir avec le vieux monde, né à Sumer, où un « Elu Suprême » s’autorisait à tout régenter, tout gouverner, rameuter les foules autour de sa dérisoire personne certaines fois abusivement déifiée.
Mais de là à accepter qu’une majorité d’ignares, de petits malins, de tribuns du café du Commerce, de magouilleurs, décide du choix du quasi inévitable incompétent qui aura à charge de nous conduire vers une inéluctable déception et vers d’amères déconvenues, il y a une marge si large que la moindre clairvoyance, le plus petit scrupule, ne sauraient la franchir sans haut le cœur.
Parvenu au butoir de ce triste constat, n’étant pas de tempérament réactionnaire ou abusivement intempestif, que nous reste-t-il à vivre qui soit à la fois digne de notre soif d’autonomie, d’indépendance (pour ne pas dire de liberté, car il ne faut tout de même pas exagérer) et propre à maintenir en état de marche notre aspiration naturelle à la beauté et à ce que, ma foi (et sans se satisfaire de la « foi » restrictivement et naïvement « religieuse »), on peut se risquer à appeler la « transcendance » (c’est-à-dire le dépassement « exhaustif » de ses irréfutables et un peu médiocres aspirations à durer aussi longtemps que possible dans les conditions de survie les moins pénibles).
Il ne faut guère de temps à l’esprit indépendant pour savoir cela, mais aussi pour comprendre que l’option anarchiste est une candide forme d’utopie, susceptible de surcroît de verser dans l’horreur.
Dès lors, tout désabusement bu, que reste-t-il, sinon une solitude peuplée de féérie et d’extra-territorialité ? Ne songeons même pas au « Désert » d’Alceste, certes digne, mais rebutant. Mais les artistes nous ont montré la voie : on peut fuir l’insupportable en adhérant à une qualité d’existence et une dimension de présence (à soi et au monde expurgé de sa croute socio-politico-culturelle) à la fois stabilisante et stimulante.
Cela demande qu’on n’aie guère perdu de temps à choisir ses points d’ancrage dans ce que l’humanité a produit de plus saignant et de plus délicat à la fois, dans l’ordre de la pensée et dans celui des sentiments et des sensations. Quelques dizaines ou centaines d’images saisies et recomposées par les peintres, autant d’assemblages, harmonisés et sublimés, de sons collectés et mis en forme par les musiciens, autant de suites de mots savamment articulés entre eux et délivrés de l’impératif et illusoire souci de « communiquer », cela vous fait un monde largement suffisant pour nourrir plusieurs de vos vies.
Ce n’est ni échapper aux contingences ni fuir la réalité, ni s’évader, que se réfugier dans l’espace sanctuarisé de cette citadelle inexpugnable et inviolable. C’est se résoudre, en espoir de cause, à ne vivre que dans la vraie vie, qui n’est pas plus démocratique que monarchique, féodale ou anarchiste, encore moins tribale ou clanique, et surtout pas communautaire ou séparatiste. Car il ne s’agit pas de s’exclure ; il s’agit d’adhérer intensivement, non pas au diktat des consensus, mais au libre arbitre d’une vie totalement étrangère aux idéologies, aux croyances collectives, aux cris de ralliement, aux mouvements d’opinion, aux liesses irréfléchies et aux prurits d’immaturité dont témoignèrent, sur des registres apparemment différents, la foule de Nuremberg et la cohue du Heysel.
L’homme est un être déconcertant mais susceptible d’émouvoir. Pourtant, paradoxalement, les hommes rassemblés en partis, en clubs, en clans, en corporations, sont à la fois vulgaires, brutaux et irresponsables. Cela commence par les rumeurs de bureau, les zizanies larvées, les haines sourdes, les bassesses ordinaires, les compromis de couples visant à neutraliser de part et d’autre les dérangeantes aspérités de l’autre, pour s’élargir à la dimension des compromis sociopolitiques ou historiques. Un jour on cède lâchement pour conserver son emploi, un autre jour on le fait pour ne pas divorcer avec les conséquences pénibles que cela comporte, et enfin pour s’en remettre à un « élu du peuple » en qui on n’a nulle confiance, mais que pourtant, faute de mieux, ma foi…
Gil Jouanard