Contre le loisir : pour la passion
Il vieillira richement et harmonieusement celui qui aura su, la vie l’ayant tantôt comblé tantôt déçu ou blessé du fait des expériences dont elle est prodigue dispensatrice, réduire aux seuls amis véritables, toujours fort peu nombreux, le champ de ses relations « sociales », et qui aura resserré son existence intime de quasi solitaire autour de l’essentiel (ce qui du moins se sera avéré avec le temps essentiel pour lui-même) : quelques œuvres d’art, de littérature, d’introspection ou de réflexion fondamentale, quelque cause transcendantale ou puissamment mobilisatrice.
Il sera d’autre part luxueusement doté s’il a été capable, et s’il a eu l’opportunité, de voir, durant la soixantaine d’années de jeunesse qu’on lui souhaite avoir vécue (car n’oublions pas que, pour la plupart des êtres humains, la vieillesse commence à trente ans, sinon encore plus tôt), le plus d’endroits du monde possible, de vivre les situations les plus diverses et même les plus contrastées, les plus paroxystiques, de multiplier les occasions d’exciter sa curiosité, et enfin d’avoir connu de violentes et bouleversantes séquences amoureuses. À défaut de ressasser ces temps forts de son existence (ce qu’il sera toutefois bien en peine d’éviter ; mais, alors ils devront lui tenir lieu de nourriture spirituelle et affective, et non de piège à remords et à regrets), qu’il en fasse le levain de sa maturation sans cesse retardée et pourtant sans cesse bonifiée.
Personne n’a en effet besoin de la foule pour exister ; bien au contraire, puisque toute foule nie ou souvent menace l’individu et toute collectivité bafoue l’identité de chacun. Et personne ne gagnera rien à se fuir au moyen d’« activités de loisir », qui sont à la fois des expédients de substitution et des causes de dispersion où l’identité s’effrite et finit par se dissoudre. À bannir par conséquent les « clubs troisième âge », les « croisières », les associations d’ « anciens élèves », de « vétérans » de telle guerre ou de telle situation historique, sociale, anecdotique, de tel événement politique, de telle occurrence consensuelle. Concentrer son attention et sa sympathie sur les quelques individus choisis, cooptés, non pas forcément parce qu’ils nous ressemblent, mais peut-être parce qu’ils sont si différents de nous et qu’ils comblent les vides que notre propre vie n’a su remplir, à charge, bien entendu, de réciprocité. Avec toutefois assez de compatibilité ou de proximité avec nos vitales priorités intellectuelles et avec nos goûts les plus cruciaux, sinon le dialogue tournera court.
L’urgence implicite, dictée par la conscience diffuse du peu de temps qu’il nous reste, ne doit d’autre part nullement nous tétaniser : faire en chaque occasion ou circonstance comme si elle avait valeur d’éternité. Car, si l’on a bien rempli son cahier des charges vital, c’est-à-dire sa « biographie » personnelle, on aura appris que l’éternité tient en un instant, et qu’elle se vit en archipel, par éclairs ou par étapes, tandis que la durée placée sous le signe de la vacuité équivaut à ne pas, à ne jamais, exister.
Plutôt que des « lobbies », le, ou la, juvénile homme mûr ou femme mûre adoptera ardemment une activité inventive, créatrice, qu’il, ou elle, pratiquera avec passion, dans laquelle il ou elle investira une énergie dont il, elle, découvrira avec surprise et bonheur qu’elle est restée vigoureuse et pugnace.
Et s’il continu d’être ému, bouleversé, transporté, révolutionné, à la seule écoute d’une musique ou à la contemplation d’un tableau, à la lecture d’un texte, alors qu’il soit assuré de ceci : l’enfance ne l’a pas encore abandonné et sa vie commence au moment même où se manifeste cette émotion. Le voilà reparti pour mille ans.
Gil Jouanard