La musique transcende les mœurs
Sans être musicologue ni même simplement capable de déchiffrer une partition et d’y entendre la musique qui s’y trouve transcrite en signes symboliques, l’on peut être non seulement mélomane, mais encore fou de cet « art d’assembler des sons », au point d’en avoir, très tôt dans sa vie, fait le principal moyen d’accès à une dimension, un niveau ou un espace de cet être, fort énigmatique, qui nous habite. On peut même s’autoriser à en parler à bon escient, même si ce n’est pas vraiment de façon savante. Car la pensée dispose d’aptitudes qui transcendent la notion de compétence sectorielle.
Ainsi, donc, c’est sans scrupules ni excès d’humilité que l’on m’autorisera à faire une observation, à propos du basculement qui se produisit au sein de l’art musical, très précisément vers la fin du XVIIe siècle et de manière exclusive dans les pays située aux confins du finistère eurasiatique du vieux continent (vieux du fait de son antériorité dans le processus d’évolution des mœurs, des mentalités et des consciences de l’espèce, depuis Sumer jusqu’au « siècle des Lumières »).
Il ne s’agit pas seulement de « style », d’esthétique ou de mode (au sens musical du terme), mais d’une authentique et considérable (et apparemment non aperçue en son temps) façon d’aborder le champ couvert par cet art savant et abstrait du rythme et de la mélodie. Il s’agit plus sérieusement de la soudaine irruption (dans la musique occidentale, et plus précisément française et germanique, avant que le virus ne se diffuse à travers l’ensemble du continent) d’une aptitude jusque là inexploitée de la musique.
Jusque là, l’éventail de ses fonctions, sa panoplie en quelque sorte, allait du divertissement à la liturgie, du statut d’auxiliaire chorégraphique à celui d’accompagnateur du rite religieux, avec, à la périphérie (quoique de façon surexploitée), des annexes ludiques et récréatives du côté des loisirs collectifs ou solitaires (la chanson en particulier, que la Renaissance avait promue au rang d’art majeur), ou encore solennelle (défilés militaires ou cérémonies officielles).
Mais personne n’avait songé à faire d’elle l’implicite voie d’accès aux sentiments profonds de l’individu, le moyen de connexion aux plus hautes pensées à la fois profanes et métaphysiques, dégagées du carcan religieux, qui réduisait tout au dogme étriqué).
Soudain vinrent Sainte-Colombe, Marin Marais, Forqueray, Couperin, Rameau, puis les Allemands et les Autrichiens, qui bouleversèrent le paysage mental solidaire du macrocosme musical. C’était des musiques qui n’invitaient ni à prier ni à danser. Aux antipodes de ce que le reste du monde continua, jusqu’à nos jours, à produire, ou le plus souvent à répéter de façon lancinante, pour accompagner les fêtes collectives, les concerts privés férus de fidélité à la « tradition », les cérémonies religieuses monocordes et immuables.
Ainsi, de même que l’Europe de l’Ouest inventa la liberté de penser hors des schémas compassés et dictatoriaux, elle offrit à la musique l’opportunité d’en dire plus que les mots ne savent le faire sur les doutes et les sentiments, les sensations et les intuitions que le langage peine à évoquer dans leurs langues naturelles mais indicibles.
La trivialité gesticulatoire des dancings, des bals et des soirées mondaines continua à exploiter les ressources omnipotentes de cet assemblage peu ou prou maîtrisé de sons ; les défilés militaires et les cérémonies religieuses en perpétuèrent les fonctions serviles et subsidiaires. Mais nulle conscience libre et émancipée ne s’y laissa abuser : la musique des cinq Français sus-désignés, celle aussi de Haydn, de Mozart, de Beethoven, de Schubert, de Schumann, de Brahms, de Mahler, nous parlent de tout autre chose, qui vient irradier tout le dedans de nous-mêmes.
Et si l’on en veut aux tenants de ce qu’on appelle indument la « culture populaire » (qui n’est rien qu’une sous-culture de distraction et d’anesthésie cérébrale), c’est principalement à cause de l’imposture qu’elle représente, du leurre qu’elle propose, et de l’incitation au moins sentir, moins penser, moins être qu’elle favorise, le cas échéant par imbéciles et tragiques « bonnes intentions ».
Le « peuple » sera libre quand il aura naturellement accès à La Rêveuse de Marais, aux Barricades mystérieuses de Couperin, au neuvième quatuor de Beethoven avec cet abyssal mouvement en pizzicato, à La Jeune fille et la mort et au Voyage d’hiver de Schubert ou au Glockenspiel de Papageno du tragiquement jubilatoire Mozart.
On m’a déjà dit que je plaçais la barre trop haut. Bien sûr, si l’on ne veut pas impérativement accéder à l’étage supérieur de soi-même, qui que l’on soit et d’où que l’on vienne (et moi, par exemple, je viens d’une bonne à tout faire qui avait au préalable été esclave-bergère à huit ans et demi, et d’un ouvrier boulanger cégétiste et résistant ; alors, qu’on n’aille pas me raconter des sornettes !). Moi, dans la fidélité aux intuitions de nos grands libérateurs du siècle des Lumières (ceux qu’on n’a cessé de trahir par lâcheté ou niaiserie), je revendique le positionnement de la barre au plus haut niveau possible de chacun de nous. Il ira jusqu’où il pourra ; mais du moins échappera-t-il à la vulgarité qui le rabaisse sans cesse en lui laissant entendre que la sottise est faite pour lui, pauvre avorton qui serait incapable d’écouter cette musique que les nuisibles disent « grande » pour faire croire qu’elle serait surdimensionnée pour la sensibilité des débiles mentaux supposés, que seraient « les gens ».
Si « les gens » se faisaient à l’idée de n’être chacun que, d’abord, lui-même, nul doute qu’ils ne se laisseraient pas embobiner comme ils le font en toute bonne conscience et sans se révolter.
Gil Jouanard