L’inquiétante fuite en avant
de M. Erdogan
LE MONDE
Recep Tayyip Erdogan a eu 60 ans en février. Depuis plus d’une décennie, il est à la tête de la Turquie, quinzième économie mondiale, 74 millions d’habitants, pays clé de l’OTAN, aux portes de l’Union européenne et du chaos proche-oriental.
En principe, cela devrait amplement lui suffire et l’autoriser à prendre sa retraite. Mais le premier ministre turc, qui a fait des élections municipales de ce dimanche 30 mars un test de popularité personnelle, veut rester au pouvoir, envers et contre tout, et par tous les moyens.
Il a tort. Car, confirmant la malédiction des mandats politiques trop longtemps exercés, M. Erdogan est en passe de détruire tout ce qu’il a réussi de positif ces dix dernières années – et de torpiller son héritage. A s’accrocher ainsi, il risque fort de ruiner un bilan qui compte beaucoup de positif : de la spectaculaire transformation économique du pays à l’instauration progressive d’un début de régime démocratique, en passant par une tentative de paix avec les Kurdes de Turquie.
L’ivresse du pouvoir a fini par faire transparaître chez le chef du parti islamo-conservateur AKP une nature intolérante, paternaliste, bref une tendance à gouverner comme un pacha. Il ne supporte plus la moindre critique. Il a réagi avec brutalité aux manifestations de l’été 2013 à Istanbul. Il met sur le compte de complots divers – ourdis par les Etats-Unis, la communauté juive, les banquiers, l’Union européenne et, plus récemment, les réseaux sociaux – toutes les difficultés qu’il rencontre. Et elles sont nombreuses.
Le problème de Recep Tayyip Erdogan est qu’il pense que la démocratie se réduit aux élections. Après, pleins pouvoirs au vainqueur, et tant pis pour les autres composantes essentielles que sont la liberté de la presse, l’ancrage de l’Etat de droit, l’indépendance de la justice.
M. Erdogan ne sait pas, ou feint d’ignorer, que la démocratie, c’est comme un kebab raffiné : il ne suffit pas de choisir les bons ingrédients ; tout est, ensuite, dans la cuisson lente, qui respecte la saveur de chacun d’eux, du riz épicé aux tomates très légèrement grillées.
Pour d’obscures raisons, il est entré, il y a deux ans, en conflit avec l’un de ses vieux alliés dans la mouvance islamo-conservatrice, l’imam Fethullah Gülen. Ils s’affrontent en manipulant police et justice. Twitter et YouTube, que M. Erdogan entend faire taire, servent à livrer au public enregistrements et documents divers, plus ou moins crédibles, dénonçant la corruption de l’entourage du chef du gouvernement. Lequel répond en épurant la police et la justice de milliers de fonctionnaires plus ou moins suspects.
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Ce climat détestable ramène la Turquie à ses vieux démons et exacerbe la rhétorique de guerre civile du premier ministre : tous ceux qui sont contre lui sont des traîtres. En fonction du résultat des élections municipales de dimanche, M. Erdogan choisira ou non de se présenter à l’élection présidentielle de l’été ou d’aller à la fin de son mandat, en 2015.
Pour l’heure, et même s’il reste populaire, il divise la Turquie, il ébranle les débuts de l’Etat de droit dans son pays, et il finira aussi par miner le dynamisme de son économie – et la confiance d’investisseurs étrangers, dont il a grand besoin pour financer la dette turque. Formidable gâchis et inquiétante impasse.
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