Les conséquences pratiques d'un échec du sommet européen des 28-29 Juin 2012
par Pierre Cailleteau
Pierre Cailleteau est "managing director" dans une banque internationale, et conseille des gouvernements. Il était auparavant le responsable mondial des ratings souverains chez Moody's. Il a alterné entre secteur public national et international et secteur privé, travaillant au Fonds Monétaire International (conseiller de l'administrateur français), à la Banque des Règlements Internationaux (aux débuts du Conseil de la Stabilité Financière), au Crédit Agricole Investment bank et à la Banque de France.
La succession de "sommets de la dernière chance" a banalisé le concept. A posteriori, l'appellation a été usurpée par rapport à celui des 28-29 juin -- qui est bien le sommet de la dernière chance. On envisage ici les conséquences pratiques. Cela ressemble au canular d'Orson Wells sur la guerre des mondes -- mais ce n'en est pas un.
Jusqu'à présent, les échecs successifs de l'Europe à prendre la mesure du probléme et lui apporter une réponse décisive ont eu un effet : celui d'augmenter l'ampleur des dégâts irréparables.
A coup sûr, après deux années de fiasco embarrassant, l'idéal européen vascille, les dislocations économiques et sociales se multiplient, l'industrie bancaire tremble sur ses bases et les troubles politiques se multiplient. Ces conséquences sont pour une grande part irréversibles : l'idéal européen devra vivre avec le souvenir de manifestations d'égoïsme national et d'incivilité caractérisée (le non-respect du réglement de co-propriété) ; le chômage mettra de nombreuses années à baisser substantiellement et la détresse sociale restera la marque des décennies à venir, l'ébranlement de l'édifice bancaire laissera aussi des fissures pour longtemps, les investisseurs resteront psychologiquement meurtris et quant au contre-coup politique, il est trop tôt pour en prendre la mesure -- mais les évocations récurrentes de la République de Weimar en Grèce font froid dans le dos.
Ces sommets de la dernière chance étaient donc les sommets de la dernière chance pour éviter des dégâts irréparables.
Le sommet des 28-29 juin 2012 lui décidera du sort de la zone euro. Comme prédit par la plupart des observateurs, le problème espagnol est d'une taille potentielle telle que l'approche élaborée jusque là (déjà totalement défaillante pour les petits pays) n'a aucune chance de réussir -- aucune.
Que signifie le mot "échec" appliqué à cette réunion du conseil ? Tout simplement que les mesures annoncées, soit parce qu'elles sont hors-sujet soit parce qu'elles sont pusillanimes (soit les deux), ne rassurent pas les investisseurs dans la dette espagnole (Etat, banques, entreprises...), ni les déposants dans les banques espagnoles.
Que se passera-t-il ? La séquence et la rapidité de propagation sont incertaines, mais les ingrédients sont les suivants :
-- l'Espagne, puis l'Italie, perdront accès au marché - c'est à dire la possibilité de lever de la dette à un taux non punitif, en-dessous de 10-15% à 5-10 ans
-- l'EFSF/ESM ne pourront pas apporter leur aide compte tenu des montants en jeu ; ne pas oublier que si un Etat perd son accès au marché, les entreprises publiques, les collectivité locales et les banques perdent également l'accès
-- les investisseurs en actifs espagnols cherchent la sortie, aggravant les dislocations sur les marchés financiers
-- les déposants rationnels des banques transfèrent leurs dépôts (ou vont chercher des billets)
-- les banques n'ont plus d'autre recours que la banque centrale, avec des actifs à mettre en collatéral qui ont perdu de leur valeur, précipitant un deleveraging désordonné
-- la BCE est suppliée d'acheter la dette souveraine sur le marché, mais ne peut pas sauver la zone euro si les responsables politiques (l'autorité légitime) y ont renoncé ; donc sauf à ce qu'elle prenne le risque ultime (interventions en violation objective du Traité), la BCE ne peut pas renverser la tendance
-- les gouvernments en question requisitionnent les banques nationales et exigent qu'elles achètent la dette de l'Etat (pour lui éviter le défaut à court-terme), quitte à brader tous les actifs non domestiques
-- la banque centrale nationale force le conseil des gouverneurs de la BCE et offre de l'ELA (Emergency Liquidity Assistance), y compris au gouvernement qui émet des Promissory Notes -- tout ceci en infraction ouverte avec le Traité
-- l'Etat paie ses fournisseurs avec des IOU («I owe you» je vous tiens), comme l'a fait la Californie momentanément en 2009, et exige que les banques locales acceptent ces IOU
-- les autorités locales préparent des mesures de contrôle des capitaux (plus facile à dire qu'à faire) et exigent le rapatriement des capitaux investis à l'étranger - en contradiction avec les règles élémentaires de l'Union. Les pertes patrimoniales de ces "fire-sales" sont considérables - et propagent la contagion.
-- l'Etat crée une banque publique où les dépôts sont garantis, adossée à la banque centrale nationale, en violation explicite des règles européennes
-- un euro circulant à Madrid ou Rome ne vaut plus un euro circulant à Francfort
-- pendant ce temps, l'économie s'effondre : le financement disparaît, la consommation recule, l'investissement s'assèche, le chômage explose.
-- hors de ces pays, les banques qui ont une exposition sur le risque espagnol ou italien perdent pied et sont nationalisées
--...
Je m'arrête faute d'imagination...
À lire, avec d'autres articles, sur l'excellent agefi.fr:
L'agenda de la crise européenne par Nicolas Doze :