Certaines n’avaient jamais vu la mer par Julie Otsuka
« Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. »
À partir de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, des Japonais ont émigré vers Hawaï puis la côte Ouest des États-Unis pour travailler dans les plantations de canne à sucre, où leur discipline et leur âpreté à la tâche ont fait d’eux des salariés appréciés et dûment exploités.Certains se sont établis comme artisans et commerçants, provoquant de nombreuses manifestations d’hostilité chez les Américains (pensons au mouvement anti japonais de San Francisco en 1893 ou à la «Ligue anti-asiatique» lors de la guerre russo-japonaise de 1905). Nonobstant, de nombreux japonais font venir de leur pays des femmes qu’ils ont épousées sans les connaître et qui, de leur côté, ne savent de ces époux que ce qu’ils leur ont dit dans leurs lettres, en exagérant leur CV et en truquant les photos... Parfois adolescentes, issues des campagnes, elles débarquent par paquebots entiers, farcies de mythes, persuadées que leurs hommes sont banquiers ou commerçants, avec un mélange d’inquiétude et de naïveté. |
C’est leur épopée que raconte Julie Otsuka dans ce roman court et envoûtant qui a séduit la critique américaine et remporté le prestigieux PEN/Faulkner Award for fiction. L’intérêt du livre, au-delà de son aspect historique, tient dans son écriture : plutôt que de raconter le destin d’une ou deux femmes faisant office d’allégorie pour les autres, Otsuka les prend ensemble en optant pour le « nous ». Voici donc les premières phrases : « Sur le bateau nous étions presque toutes vierges. Nous avions de longs cheveux noirs, de larges pieds plats et nous n’étions pas très grandes. Certaines d’entre nous n’avaient mangé toute leur vie durant que du gruau de riz et leurs jambes étaient arquées, certaines n’avaient que quatorze ans et c’étaient encore des petites filles »… Cette technique permet à l’auteur d’exprimer la solidarité de ces femmes (comme si ce qui arrivait à l’une arrivait en même temps aux autres, qu’elles formaient une sorte d’être collectif) et de les transformer en un chœur antique, avec un discours alimenté par les destinées individuelles. En découlent des effets saisissants qui transforment le livre en chant, comme un poème en prose. Quant au fond, il raconte la destinée misérable des émigrées : la plupart du temps, leurs maris sont en fait des paysans pauvres qui les dépucellent brutalement dès le premier soir, la vie se résume aux travaux des champs ou à la domesticité, et l’hostilité des Américains « de souche » se manifeste insidieusement jusqu’à exploser lors de la guerre, quand les immigrés japonais sont regardés comme des ennemis de l’intérieur. L’injustice s’ajoute alors à la souffrance et aux humiliations, aggravant la dimension tragique de cette aventure.
'Certaines n’avaient jamais vu la mer' est un livre puissant, poétique, brillant. Inévitablement, son atout est aussi sa limite : au bout d’un moment, le parti-pris narratif tourne au procédé. Mais Otsuka trouve la distance idéale (140 pages), et fait de cette évocation collective une véritable réussite. |