Abigael
Nouvelle poétique
Rouge. Vert. Or.
Rouges les murs.
Verts les corps.
Or, la lumière qui pleut sur les cheveux épars, le visage, les mains ouvertes d'Abigaël.
Une fleur aux lèvres, elle meurt dans une mare de sang. Son corps comme un arc.
Mauves ses seins. Seins couleur chagrin.
Elle meurt la sirène dans un océan noir...
De la terre sur les dents, de la boue sur les yeux !
Abigaël a jeté la fleur en riant. Un instant, les ténèbres. Puis, à demi nue dans la lumière, la voilà qui salue. Belle d'insolence.
La fleur est tombée aux pieds de Florence que ses pas l'ont menée dans ce lieu par hasard. Mais, il n'y a pas de hasard.
Très kitch l'endroit accuse une usure évidente. Sur la piste des femmes se frôlent, lascives et provocantes . Une fille brune, jean et foulard de soie, enlace une blonde qui se pâme et guette entre ses cils l'effet désiré.
- Vous cherchez quoi exactement ?
Abigaël s'assied sans y être conviée. De près son maquillage lui donne dix ans de plus.
Flo sourit et commande du champagne.
- "Exactement" rien.
Dehors, le ciel se déchire et presque déserts les quais sont silencieux. Mais soudain le fracas assourdissant d'un camion sorti tout droit de l'enfer vient briser ce silence. Serrées l'une contre l'autre les deux femmes continuent de longer la Seine qui scintille par endroits. Fatiguée de marcher sur ses hauts talon, Flo a ôté ses chaussures et la voix d'Abigaël n'est plus qu'un murmure. Un clochard leur souffle au visage son haleine avinée. ''Vous voulez boire un coup ? '' ''Rentrons, dit Florence."
- Est-ce que tu sais pourquoi tu es là ? demande-t-elle, en entrant dans sa chambre.
Abigaël hausse les épaules. Elle ne se demande jamais pourquoi elle fait les choses. Elle les fait, c'est tout. Elle ne sait pas pourquoi elle vit. Ne saura pas davantage pourquoi elle meurt et elle s'en moque.
La vie est faite pour être vécue comme l'argent pour être dépensé. Alors, elle vit n'importe comment. Elle n'est pas pour les économies.
A l'inverse, Flo essaye toujours de comprendre ce qui lui échappe. D'expliquer l'inexplicable.
Abigaël a un sourire narquois.
- Et tu y arrives ?
- A quoi ?
- A comprendre.
- Non. Je ne sais rien de plus qu'il y a dix ans.
A genoux près du lit Abigaël laisse courir ses doigts sur le corps de Flo.
- Je n'aime pas les hommes, dit-elle. Je pourrais sans doute avec mon corps, mais je n'en ai pas envie.
Silencieuse, Flo songe à Philippe. A cette barrière entre eux, jamais franchie...Quoi qu'ils fassent, ils n'arrivent jamais à voir, à sentir les choses de la même manière. D'après lui, ils sont de race différente.
- Et toi, tu les aimes ? demande Abigael.
Les yeux fermés, Flo s'abandonne.
- Oui. Non. Je ne sais pas. Je ne sais plus.
Au réveil, la voix de Gérard claque dans le récepteur.
- Enfin tu te décides à décrocher ! Qu'est-ce que tu fous, ça fait une heure qu'on t'attend.
Tête lourde, Flo se secoue. Sur l'oreiller, Abigael a laissé un mot : ''Tu sais où me trouver''.
- Et mes statistiques, poursuit l'autre.l J'en avais besoin à midi !
- Quelle heure est-il ?
- Treize heures trente. Tu as vingt minutes pour être au journal.
Les yeux de Gérard sont deux cailloux noirs.
- Tu en as une tête. On peut savoir ce qui t'arrive ?
- Rien. je me suis juste couchée tard.
- J'espère que tes statistiques sont justes.
- Elles le sont.
Radouci, il parcourt les feuilles couvertes de chiffres et de signes.
- Ca vaut mieux pour toi. Autant te dire que le boss est furieux !
Un sourire en coin, Flo se garde bien de préciser qu'elle a l'intention de démissionner.
L'employée venue récupérer le dossier a, d'Abigaël, les gestes désordonnés et ce regard mobile qui ne fait qu'effleurer les choses et les êtres.
Intriguée, Flo ne la quitte pas des yeux. Elle reconnaît en elle une de ces éphémères dont regorgent les villes. Ces filles de la nuit que le jour assassine.
Qui n'étant femme et mère de personne sont vouées à déserter un monde où elles n'ont rien à faire. ''Rassurez-vous bonnes gens, elles ne vieilliront pas, généralement, elles meurent jeunes.''
- Décidément, tu n'as pas l'air bien, dit Gérard que sa pâleur finit par inquiéter. Rentre chez-toi. Mais, attention, demain, tu as intérêt à être à l'heure!
Flo songe à Philippe. A cette barrière entre eux jamais franchie. En dépit de l'amour. En dépit de tout...
Chez elle, prise de frénésie, elle boucle ses valises en un temps record.
Celle qui est de sa race l'attend.
- Entrée, cave, parking, énonce-t-elle en donnant son trousseau de clefs à l'agent immobilier qui leur a vendu l'appartement. En notre absence, vous pourrez faire visiter sans problème. La gardienne est prévenue.
- Dites-moi seulement où et quand je pourrais vous joindre, dit l'homme visiblement satisfait.Cent cinquante mètres carrés dans les beaux quartiers, quelle aubaine !
- A ce numéro, murmure Flo en griffonnant sur un bout de papier le numéro de portable de Philippe et l'adresse de son bureau.
Rouge. Vert. Or.