Un peu de vent dans les oreilles
Un peu de vent dans les oreilles
Elle était assise sur le bord du trottoir. Quelques flammèches rouges s’échappaient de sa casquette en velours noir raboté. Sa jupe en haillon de couleur indéfinissable baillait sur ses genoux ouverts. Elle ne portait pas de culotte, faisant ainsi la joie des enfants qui s’amusaient, tête renversée entre leurs jambes, à plonger leurs regards hilares dans l’obscurité crasseuse des chairs lourdes.
« C’est ma lune noire que tu cherches sacripant ? Hé ! Mais c’est plutôt une nuit sur le mont chauve, hé hé hé ! » Un éclat de rire rocailleux poursuivait le gamin partagé entre rire et hurlement.
Je l’observais. J’avais du temps. Elle tenait près d’elle un ballot serré. Soudain, elle happa mon regard et ne le lâcha plus : «Tu as cent balles?»
Je ne sais en euro ce que cent balles pouvaient signifier pour elle. Je m’approchais et lui tendis la moitié de mon sandwich qu’elle refusa rageusement d’un geste du bras.
« Alors tu as quoi pour moi ? »
Je réfléchis… Un peu intimidée par ma pensée, j’avançais d’une voix tout juste audible : « Un rêve?»
Elle me cingla d’un : «Va t’faire foutre!» retentissant. Pourtant mon idée fit son chemin. Comme je m’éloignais en haussant les épaules, elle m’interpela:
«C’est quoi… ton rêve?»
Quelques minutes plus tard, nous étions assises côte à côte sur son trottoir (j’appris qu’elle l’avait élu comme territoire). Elle avait exhumé de son ballot une bouteille au goulot enfumé. Un liquide noirâtre se ballotait à l’intérieur du flacon. D’une mimique je refusais son invitation. Elle leva le coude d’un air désapprobateur puis elle revint à la charge:
« Alors, ton rêve?»
Je pris une longue inspiration, cherchant le bout par lequel prendre l’idée la plus saugrenue qui m’avait traversée
« Je rêve d’un vrai fiancé.»
Elle me considéra avec un soupçon d’ironie : « C’est tout ? Un vrai, tu dis?»
«Oui, pas un ectoplasme d’avatar», je répondis en faisant allusion aux amours virtuelles en vogue.
« Et tu crois que c’est un rêve pour moi, ça !»
La minute suivante j’enfilais le goulot de sa bouteille dans ma bouche et sirotais le liquide alcoolisé à base de gingembre.
« C’est quoi ? » je ne pus réprimer une grimace de dégoût.
« Tais-toi et bois », m’assena-telle tranquillement.
Elle me racontait sa vie. « Telle que tu me vois j’ai pas été une clocharde toute ma vie».
« Je m’en doute bien. Que s’est-il passé ?»
« J’ai été prof. Et oui, j’ai pas l’air et même pas la chanson. Pourtant j'ai enseigné la musique, oui, le solfège ! Ca t'en bouche un coin, hein ! »
Je retins un juron et ravalai une nouvelle rasade de son épouvantable mixture.
« Bof ! » Elle haussa les épaules.
« Tu as déjà eu un vrai fiancé ? Comment tu saurais que ce serait un vrai?»
Elle revenait à mon rêve inventé de toute pièce pour faire mon intéressante. A mon tour, je racontais une vie qui ressemblait à la mienne mais sans la musique. Je dis comment j’avais toujours espéré rencontrer un fiancé beau, intelligent, musicien ou poète.
« Et alors ? »
Elle buvait dans mon rêve comme dans un verre vide en faisant claquer ses lèvres.
Alors, alors, il y a eu un ou deux ou trois fiancés peut-être plus, (quand on aime on ne compte pas) intelligents, beaux, musiciens ou poètes, mais jamais tout à la fois. Aucun n’avait fait l’affaire.
« Pourquoi ? »
Je me creusais la cervelle un instant. Oui pourquoi ces histoires avaient-elles fini par foirer ?
Elle trouva la réponse dans le cheminement de ses propres pensées :
« Tout ça c’est de la poudre aux yeux, la beauté, l’intelligence et tout et tout. Ce qu’il aurait fallu dans nos vies, c’est un fiancé qui nous sécurise. Tu vois, moi, j’avais un stock de douceur à lui donner mais il a complètement moisi. Ce fiancé qui m’aurait sécurisée, il a perdu ma tendresse et moi j’ai perdu le réconfort de ses bras rassurants. Faut pas demander plus, faut demander mieux. Et le mieux pour un fiancé c’est ça. Que ça ! »
Je la regardais en hochant la tête. Elle lança un jet de salive brune et malodorante loin devant elle. Je n’essayais pas de l’imiter par peur du ridicule.
« Tu as raison, dit-elle pour conclure le débat. Un fiancé qui sécurise, ça c’est un rêve. Un vrai rêve. Et un rêve, ça n’existe pas. En tous cas, je l’ai jamais croisé, l’énergumène."
Après un silence elle revint à la charge :
« Et l’ectoplasme, tu en as fait quoi au final ?».
«Je l’ai effacé.»
L’avantage avec les avatars c’est qu’on peut les gommer. L’inconvénient c’est qu’il n’en reste rien, juste un peu de vent dans les oreilles…
©Mahia Alonso