De l'identité à l'appartenance
L'usage que les journalistes, les sociologues et, à leur suite, le paresseux langage courant font du mot « identité » est si erroné, si contraire à son vrai sens et à la notion qu'il désigne qu'on est effaré, dès lors qu'on s'attache à parler (et donc à penser) juste, de constater les malentendus qui découlent de ce dévoiement sémantique.
Qu'est-ce, en effet, que l'identité d'une personne ? Est-ce ce qui la rend identique à certains autres ? N'est-ce pas plutôt ce qui la singularise ? Et n'est-il pas déconcertant de constater que les services municipaux de l'Etat-Civil, qui n'ont aucun recours aux subtilités de la linguistique et de la philosophie, s'égarent finalement moins, avec leur conception administrative de l'identité, que ne le font les professionnels de la communication et les évaluateurs et analystes de la réalité sociale ?
Car enfin, comment parler d'identité à propos de groupes ou de collectivités qui se fédèrent autour de concepts hasardeux, souvent douteux même, en tout cas opposés à toute vocation ou pulsion identitaire ? Et comment se fait-il que l'on confonde si naïvement, et si dangereusement, ces deux notions antithétiques que sont l'identité et l'appartenance ?
Peut-on désigner sous l'expression de « groupes identitaires » les jeunes para ou péri délinquants de certaines banlieues, les « citoyens » d'une Nation donnée, les pratiquants d'une religion ? Ne sont-ils pas plutôt des communautés bâties autour de thèmes « rassembleurs », lesquels ont pour principe d'ignorer voire de nier l'identité de chacun de ceux qui composent ces collectivités fondées le plus souvent sur des notions, ou des réalités, arbitraires, voire suspectes ?
Pourtant, on parle d'identité « beur », d'identité nationale, d'identité communautaire. Ainsi, habitués désormais à se méfier du mot « race », récemment discrédité par l'usage qu'en ont fait les « racistes » de tout poil, on n'éprouve semble-t-il aucun scrupule à inventer de nouveaux concepts tout aussi ségrégatifs et finalement aussi porteurs de virus malin.
Au nom du communautarisme anti-identitaire, on voit s'opposer les tenants de cultures ou les pratiquants de religions simplement différentes les unes des autres, voire, au sein d'une même culture et d'une religion donnée, les partisans haineux de telle ou telle variante antagoniste (ainsi vit-on naguère les Catholiques et les Protestants s'entre-tuer, tout comme on voit les Sunnites et les Chiites le faire encore aujourd'hui !).
Ainsi, un esprit féru d'exactitude, de précision, de justesse et, avant tout, de réflexion (habitué par conséquent à tourner au moins sept fois sa langue dans sa bouche avant de s'aventurer à dire n'importe quoi) utilisera-t-il ce terme d'identité pour désigner Montaigne, Rimbaud, Michel-Ange, Van Gogh, Mozart, Schubert ou encore tel individu qui, fût-ce dans le plus total anonymat, s'avise de, et s'emploie à, devenir lui-même, tâche ardue mais gratifiante et à coup sûr courageuse.
Le kamikaze tout comme le prosélyte, eux, abdiquent toute ambition identitaire pour s'enrôler et disparaître dans la confusion mentale et comportementale du communautarisme, du patriotisme, du chauvinisme (celui aussi des clubs sportifs, des syndicats, des grands ensembles séparateurs, ségrégatifs, partisans, dont l'obscurantisme et l'intolérance sont souvent les principes fondateurs).
Les porteurs de signes distinctifs, qui croient ainsi se distinguer précisément, font exactement l'inverse : ils s'agglutinent, se fondent, disparaissent en tant qu'individus au bénéfice d'allégeances non seulement naïves et exhibitionnistes, mais encore redoutablement pernicieuses et même souvent dangereuses. Que ces signes soient religieux, culturels ou d'appartenance à un club sportif, à une caste, à une association d'anciens élèves, quand ce n'est pas à un parti politique. Ce sont à proprement parler des uniformes ou des tenues distinctives, qui font frémir quand on sait ce que recouvre de potentielle agressivité l'adhésion à tout principe unitaire et séparateur. L'unité, c'est le un ; et celui-ci ne peut être qu'individuel ; et la seule façon de régler leur compte aux thèmes séparateurs et ségrégationnistes, c'est, premièrement, d'accéder soi-même à sa propre identité, tâche complexe mais exaltante, ensuite, d'être attiré par celle d'autrui, nécessairement différente.
L'amour entre deux êtres se fonde presque toujours sur cette évidence, puisqu'on dit souvent qu'il naît de l'attirance mutuelle pour la différence de l'autre. La véritable estime aussi. Sinon même le respect. Car la différence n'est pas signe d'antagonisme. C'est même le signe distinctif de l'animal bipède et bimane appelé Homo Sapiens-Sapiens.
Echanger, communiquer avec autrui, se montrer solidaire de ses singularités, sans pour autant les adopter, c'est l'honneur de notre espèce. Les communautaristes, les partisans, les férus d'appartenance et de signes collectifs de reconnaissance s'éloignent radicalement de ce qui constitue la dignité individuelle de l'ancien Erectus devenu Libre Penseur et doté de jugeote.