“Ho tanto piangatto per la bella Sylvia”
Gil Jouanard
Rares sont les lieux de la planète où, débarquant pour la première fois, ma curiosité livresque et ma mémoire encyclopédique ne trouvent pas matière à s’exciter.
Je ne risquais certes pas d’en manquer à Bologne, ville hautement culturelle et depuis si longtemps. Toutefois, je ne m’attendais pas à jouir de la surprise que me réservait le Musée de la Musique, et cela dès sa première salle.
Je ne crois pas que nombre de ceux qui lisent ces lignes ont cherché un jour à savoir qui fut l’auteur de la musique de l’immortel « Plaisir d’amour ». Etant de ces esprits qui ne peuvent s’empêcher de tout retenir de ce qu’ils lisent (au point de probablement passer pour pédant aux yeux de ceux que cette masse de détails ennuie à mourir), je savais bien entendu que cet illustre inconnu au bataillon s’était appelé Martini.
Or, que vois-je, dès la première salle du dit musée : un certain Martini en est le dédicataire et l’unique occupant post mortem. Manuscrits, partitions, lettres, bref, ce qu’un musée montre ordinairement des gens qu’il met en vedette. Et je vois qu’il écrivit aussi en français ; et je lis qu’il séjourna à Paris. Et donc je me dis : « Ma parole, mais c’est le Martini de « Plaisir d’amour » !
J’en suis si troublé que je cherche l’occasion de me trouver seul dans une pièce (ce qui ne me demande même pas d’en parcourir plusieurs : je suis l’unique visiteur !) ; et alors, unicamente per io solo, mezza voce, je me mets à fredonner : « Plaisir d’amour ne dure qu’un moment ; chagrin d’amour dure toute la vie… ». N’ayant pas songé au fait que ce désert abritait en fait, comme tous ses semblables, une faune spécifique, celle des gardiens, je me trouve soudain nez à nez avec une gardienne, dès la salle suivante, forcé de continuer à chantonner bêtement pour ne pas faire celui qui serait pris en faute et n’oserait assumer cette surprenante fantaisie ; et je lui souris tout en baissant encore un peu plus la voix déjà peu audible ; elle me sourit également, de façon dont je ne saurai jamais si elle recelait ou non une pointe d’amusement mêlé de débonnaire compréhension (ce que je suppose toutefois). Ce que j’ignorerai également toujours, c’est si elle connaissait cette illustrissime romance triste et humoristiquement désabusée, qui, étant en français, risque bien de n’avoir plus beaucoup franchi le seuil des Alpes depuis le XVIIIe siècle où on devait l’entendre jusqu’à Sans-Souci, au Palais du Belvédère et à Saint-Pétersbourg.
De toute façon, je suis sûr qu’elle dut trouver charmant qu’un monsieur bien, à la blanche chevelure mi distinguée mi artiste (car trop longue ; tiens c’est vrai, à propos…) circule ainsi parmi les salles désertes d’un musée où violes et violons jouxtent cors anglais et cromornes.
Quant à moi, pris sur le fait, j’assume et enchaîne sur le premier couplet : « J’ai tant pleuré pour la belle Sylvie… » ; puis, comme chaque fois, j’oublie la suite et continue en fredonnant. Une larme rentrée me reste en travers de la gorge, également comme chaque fois, et me voilà envahi par le souvenir de plaisirs d’amour qui furent si souvent ponctués par des rafales de chagrins d’amour, dont force m’est d’admettre que, vaille que vaille, j’ai bien dû finir par m’accommoder.
Perche, noi lo spiammo bene et l’abiammo sperimentato diverse volte : dona e mobile, qual pium’ in vento…Ce qui n’est pas de Martini, mais, je crois, de Rossini, un altro compositore italiano.