Syndia Hamoudi, fille de Harki
Héritière de la Kahena
« Je veux être présente partout où l'art prend le pas sur la politique pour changer le monde. »
Depuis la fin des années quatre-vingt, une nouvelle guerrière fait entendre sa révolte, héritière de ce passé berbère : Syndia Hamoudi. Le choix des armes ? La poésie. Une poésie verbale, rude comme l'étoffe de laine cardée de ces bergers des Hauts plateaux de l'Atlas. Chaque mot écrit comme un cri déclenche une image colorée, au bruissement parfumé... Fugitive restitution du pays natal qu'elle n'a pas eu le temps de connaître, l'ayant quitté toute petite, ce qui ne l'empêche pas de l'aimer.
Syndia est fille de Harki. Le Harki, ce supplétif de l'armée française si mal connu, si mal honoré, si longtemps ignoré, confondu avec ceux qui n'ont pas, comme lui, opté pour la France à l'heure de l'abandon, combattant sous le drapeau tricolore parce que la France, c'était la mère. « Les merveilleux Harkis » dont parle Paul Guth dans une lettre à la jeune fille.
« C'est aux enfants de faire l'effort, de donner un sens au sacrifice des aînés. C'est à nous de guérir leur blessure béante qui a 25 ans maintenant, » disait-elle déjà en 1987 quand je l'ai rencontrée pour la première fois.
Elle se présente : fille de Harki, fille d'Homme, qui a foi en la fraternité. Cinquante ans qu'elle est en guerre contre l'oubli, le rejet et l'injustice qui ont gratifié le choix des Anciens. Parce qu'ils aimaient la France, parce qu'ils ont combattu par trois fois pour la libérer de l'ennemi. Parce qu'ils veulent être Français à part entière et qu'on ne les appelle plus Harkis ou Français Musulmans. Parce qu'une trop lourde misère accable ses vieux parents, « tous les vieux parents », précise Syndia et elle précise : Harkis et Pieds-noirs.
Touchant le sol français, il y a cinquante ans, son père lui avait dit : « Voici ton pays. » Pour lui, elle écrira à 12 ans un poème : « Le chagrin des Harkis » (voir plus bas). Si l'accent de la ville rose toulousaine traîne dans sa voix aux brisures « jazzantes », son souffle poétique s'enracine dans l'âme indomptable des Berbères. Les sonorités farouches s'enfilent « comme les olives sèches au collier de la vieille aveugle. » Elle parle d'horizons dorés, de jardins bleus, de Zina qui songe à l'amour, de l'âpre immensité du bled...
Ses poèmes sont autant de chants ou de prières. Son vieil ami et maître en poésie, Paul Bellat, grand prix littéraire d'Algérie, lui avait conseillé de porter plus loin sa poésie. Elle en a fit un montage théâtral qu'elle a promené à travers la France, partout où un théâtre a accepté de l'accueillir. En 1987, elle a reçu le « Pied d'Or » lors du grand rassemblement des Pieds-noirs et Harkis à Nice « 25 ans après ».
Quelques revues éditent sa poésie. Mais ce n'est pas assez. Sa voix seule ne peut déplacer les montagnes. A vingt ans, elle participe à la « Marche des oubliés » conjointement avec un de ses amis, l'auteur Brahim Sadouni, qui les mena de Rouen a Monte-Cassino en 59 jours. A la même époque, elle entreprend une grève de la faim à la cathédrale Saint-Étienne à Toulouse pour que les vieux Harkis bénéficient d'un foyer, et pour faire savoir que les veuves de guerre perçoivent cinq francs par jour.
Son témoignage : c'est une force donnée !
« En tant que femme, ce qui m'anime et me donne la force, c'est cette blessure, cette trahison envers nos pères, les harkis. Même face à mes soucis personnels, je ne baisse jamais les bras à cause et grâce à mon histoire. C'est une force donnée.
Je me dis que le rapatriement, cette histoire, il n'y a pas que du mauvais. Il faut relativiser émettre un certain grain d'humour. Grâce à ce passage difficile, je suis Syndia ! Si j'étais restée au fin fond du djebel, je serais sûrement mariée, avec des enfants... Oui si on n'avait pas fait le choix d'être harki, est-ce que je serais avec mon caractère ou une femme soumise ?
C'est mon histoire qui a fait ce que je suis, à la fois une baroudeuse et une femme de sagesse, humble. Je suis dans le don.
Je suis née à Meurad, près de Cherchell sur la propriété familiale. Mon grand-père paternel, Ahmed Hamoudi, était propriétaire terrien. Sur les 600 hectares de l'exploitation, il y avait également ses deux frères, Djilali et Gormit et sa sœur Fatma, tous mariés avec des enfants, chacun cultivant sa parcelle. Mon grand-père était également garde-chasse. Il avait des chevaux, des purs sangs arabes.
Mon père, Kader, tout jeune s'est engagé dans l'armée française.
Et puis mon grand-père a été tué par les fellaghas.
Mon père m'a raconté cette nuit-là, quand les fellaghas sont venus le chercher. Ils disaient : « Ahmed ! Ahmed ! » Mon grand-père a dit à la famille de ne pas bouger et de faire semblant de dormir. Il est sorti dans la cour et ils l'ont emmené. On ne l'a jamais revu. On nous a fait savoir qu'il était mort mais on n'a jamais retrouvé son corps.
Mon arrière-grand-mère, Barta, (elle est morte à l'âge de 100 ans en 1976 à Bergerac) a réuni toute la famille et a ordonné aux hommes de s'engager comme harkis. Elle détenait l'autorité et tout le monde la craignait. Elle était grande avec des yeux clairs et se tenait toujours très droite. Ma tante Rosa (elle était mariée avec un pied-noir) est devenue harkie elle aussi. Chez nous les femmes ont toujours eu du caractère. Comme une autre tante paternelle Fatma : alors qu'elle vivait encore en Algérie, elle a divorcé et ramené ses huit enfants en France.
Chez nous, il y ait eu des métissages très tôt avec les Européens.
Mon père a toujours été un phare pour moi. Tout ce que j'ai vécu, l'a été en fonction de lui. J'ai bien travaillé à l'école pour qu'il soit fier de moi. Je voulais que quand ses yeux se posent sur moi, il se sente guéri de toutes les blessures de la trahison, comme si j'en étais responsable et que je devais réparer.
J'ai même choisi les hommes de ma vie en fonction de lui, avec toujours cette conviction : s'il est fier de moi il sera guéri. Il était tellement meurtri !
En 1962, nous sommes arrivées à Rivesaltes pour peu de temps. Une famille de pieds-noirs que nous connaissions en Algérie, les Darricarrère et Navarro, avait une propriété près de Blaye, le château Mille Secousses. Mon père travaillait dans les vignes avec ses frères et puis il a voulu quitter la communauté. Il voulait que nous, ses enfants, on s'intègre. Nous nous sommes installés à Bergerac dans un immeuble – Ambroise Paré - occupé uniquement par des pieds-noirs et des harkis, tous issus de la même région d'Algérie. Nous nous connaissions tous. Et puis l'immeuble a été mis en vente, nous avons dû partir dans un camp à Bergerac.
Le camp « Bikini », mon école de la vie
Il y avait là toutes sortes de gens, exilés comme nous : des Vietnamiens, des gitans, des Espagnols républicains, des Italiens, des juifs... On y a vécu de 1970 à 1978. Ce camp avait reçu le nom de Bikini. C'est un Américain qui l'avait nommé ainsi à cause des jolies filles qui y vivaient et qui prenaient des bains de soleil en bikini. Elles étaient tellement belles ! Je les admirais.
Dans ce quand il n'y avait pas d'eau chaude ni de salle de bain mais on n'a jamais manqué d'hygiène. Le Bikini a été pour moi ma plus grande école de la vie. On y fêtait Hanoukka, l'Aïd, Noël, Pâques... toutes les fêtes des trois religions. Finalement c'était la fête toute l'année dans ce camp ! On s'échangeait nos spécialités culinaires... J'ai toujours mangé le riz avec des baguettes. Je ne sais pas faire autrement. On a appris les formules de politesse dans les langues d'origine de chacun. Mais surtout on a appris la tolérance !
Ma grand-mère paternelle – elle était ma bibliothèque – elle faisait « el bazin » : quand on était à table, elle rajoutait toujours une assiette et elle préparait un « berkoukès » (à base de viande, boulettes de semoule et pois chiches). Il fallait rendre hommage à une personne de l'entourage décédée, et se souvenir d'elle comme elle était de son vivant, pas dans la tristesse. Ma grand-mère remplissait l'assiette destinée à cette personne et l'un d'entre nous sortait se cacher. Ensuite ma grand-mère l'appelait, elle fallait manger la part du défunt, puis on reprenait sa place : « il ne faut jamais oublier nos êtres chers », nous disait elle.
Syndia Hamoudi rencontre l'amour de sa vie, Alexis. Il est fils de harkis. Révolté comme elle. Ils parlent mariage. A cette époque, Syndia s'est fait une identité personnelle des douleurs de son père. Mais elle a choisi d'exprimer ce mal-être par l'art, plus thérapeutique est moins agressif, pour toucher le public. Elle joue sa dramatique « Allons enfants de harkis » un peu partout.
Allons-enfants de Harkis !
Alexis participe à une manifestation à Narbonne, avec d'autres fils de harkis. C'était en 1993. Cela se passe mal. Il y a de la casse. Alexis est arrêté, condamné pour violence sur biens d'autrui, jugé et emprisonné à Montpellier et Syndia, qui vit à Toulouse, lui rend visite trois fois par semaine.
« J'ai vendu tout ce que j'avais pour pouvoir payer son avocat, pour lui envoyer des mandats. »
Pendant huit mois, Syndia remue ciel et terre pour le faire libérer. Elle ira même en novembre, avec son père, rencontrer François Mitterrand à qui elle demanda la grâce présidentielle : « S'il n'est pas libéré au jour de l'an, je déterrerai mes morts ! » Lui dit-elle. Et elle rapporte la réflexion du président : « vous avez manqué votre vocation, vous auriez été une avocate redoutable au barreau ! »
Alexis est alors envoyé à la prison de Saint-Sulpice-La-Pointe (Tarn). Les conditions y sont meilleures et surtout, c'est bien moins loin de Toulouse. Il est libéré le 2 janvier 1994 mais la prison a été est une expérience trop dure et Alexis n'est plus le même. Il a sombré dans une dépression profonde dont Syndia ne peut le sortir.
« J'ai fait le maximum pour l'aider. Ca se passait trop mal. J'ai dû le quitter. Je lui ai trouvé un appartement, j'ai payé trois mois de loyer... Il a été le grand amour de ma vie. Notre histoire a duré deux ans...
J'ai continué mon combat autrement, à travers le théâtre. Je voulais aussi vivre ma propre vie et ne pas être juste une fille de Harkis. J'avais fait des études de psychologie. J'ai travaillé dans le sociale et la justice. Aujourd'hui je suis conseillère en gestion de patrimoine indépendante. J'ai un projet d'association avec trois autres amies : Nadia est Marocaine, Sylvie est Portugaise et Latifa est Algérienne... On va monter un cabinet de recouvrement...»
La mort du père
Le 9 juillet 2011, Kader Hamoudi succombe à une crise cardiaque. C'est un électrochoc pour sa fille. Il est mort sans que réparation est été faite. Syndia qui avait mis son combat en sourdine depuis quelque temps, réagit, retrouve l'énergie de reprendre la bataille.
« La mort de mon père mais aussi la rencontre avec Faty, fille de Harkis m'ont redonné le goût de la lutte. Le père de Faty était resté en Algérie où il avait été arrêté et emprisonné en tant que Harki. Elle m'a raconté les affres de son enfance dans le village familial. Toute la communauté s'est liguée contre sa mère, ses frères et sœurs jugés en traîtres. Les commerçants refusaient de leur vendre de la nourriture. Privés du père, c'était la faim et la misère.
Elle enviait les autres enfants qui mâchaient du chewing-gum. Trop pauvre pour en acheter, elle avait trouvé un subterfuge terrible : elle faisait des boulettes avec du goudron fondu par la chaleur et les mastiquait en disant : moi aussi j'ai du chewing-gum. Quant elle avalait sa salive, elle ressentait des brûlures d'estomac et n'avait plus faim. Elle pouvait ainsi passer la journée sans manger...
Aujourd'hui, Faty a épousé un Français et vit dans le Tarn. Son mari a épousé la cause des Harkis. Nous avons décidé de faire une chaîne sur Facebook. Nous voulons faire en sorte qu'on nous reconnaisse comme identité réelle et que soit réparée notre histoire pour que les anciens puissent partir en paix. Kader et Belkacem, deux fils de Harkis sont à nos côtés pour se battre de la même manière, c'est-à-dire sans mêler l'argent, ce qui , hélas, n'est pas le cas de tous.
Pour conclure je voudrais rajouter ceci : en 1961 tout les hommes de ma famille ont été obligé de fuir avec l'armée française en laissant derrière eux femmes et enfants, ce n'est qu'en 1962, qu'avec mon arrière grand mère qui a rassemblé toute les femmes, enfants, et des militaires français qui avaient pris le risque en désobéissant, puisqu'ils avaient pour ordre suite a un télégramme de Monsieur JOXE alors ministre de l'intérieur " avis strictement confidentiel tout rapatriement de français musulman, et de leur famille doit cesser". Aujourd'hui si je dois rendre Hommage à quelqu'un, c'est à ces valeureux militaires qui n'ont pas voulu abandonner leurs frères d'armes, qui sont restés dans l'ombre. Je tiens à leur rendre hommage au nom de la communauté Harkis. Vous dire merci à vous, messieurs les militaires, les légionnaires, les appelés. »
Syndia continue d'écrire de la poésie. Elle travaille sur un projet d'écriture où elle mêle des témoignages recueillis, des photographies, des documents avec des pauses ludiques de poésie.
« Je me bats aussi pour les femmes. Toutes les femmes. »
Propos recueillis par Mahia Alonso
Drapeau Berbère
*La Kahena. Cette légendaire prophétesse de la fin du VIIe siècle, avait soulevé les Aurès contre l'envahisseur arabe et mené une rude révolte avant de succomber, trahie... pour du pain.
Poèmes de Syndia Hamoudi
(écrit à l'âge de 12 ans)
Chagrin du harki
Toi l'étranger tu ne connais pas mon passé
Toi l'étranger si tu veux bien écouter
L'histoire d'une petite fille au cœur brisé
Ils nous avaient promis
Travail et abri
Ils nous ont offert huit ans de taudis
Toi l'étranger écoute ce cri de douleur
En voyant les quais d'Algérie
Je ne savais pas j'étais petite
Aujourd'hui ces images ne me quittent pas
Mes frères se font tuer ou tatouer des croix gammées
On leur demande même plus leur identité
On se fiche qu'ils soient français
C'est un Arabe on le reconnaît
Mais nos pères ont servi avec loyauté
France, pourquoi nous s-tu trahis
France, aide ces cœurs si jeunes et blessés
En échange, nous t'offrons notre amitié
Sous la Tente (dédié à Paul Bellat)
La Lune d'un rayon subtil
Éclaire une tente de poils
Où sur les parois se profile
Une ombre couverte d'un voile
C'est Zina qui songe à l'amour
Pleurant la fuite sans espoir
Et les faux serments d'El-Mansour
Plus volage qu'on n'eût pu croire
Il est dans un pays lointain
Qui se mire dans un grand Chott
La lune sourit sur la plaine
Et Zina tristement sanglote (...)
S.H.