Communication et information sur fond de crise d'idées : la responsabilité des médias
“Ce n’est pas le désir qui est dans le sujet mais la machine qui est dans le désir.” (Gilles Deleuze)
“Nul ne témoigne pour le témoin.” (Paul Celan)
“A chaque époque, il faut s’arracher à ce qui fait conformisme de son époque[1]” . Nous sommes entrés définitivement dans « l’ère de la communication » qui a pris le pouvoir aux dépens du savoir. C’est à la fois notre présent et notre avenir radieux sur fond de crise.
Qu’on le déplore ou non, nous baignons du matin au soir dans un bruit de fond où se mêlent, souvent sans ordre et sans hiérarchie, informations utiles, messages publicitaires, pirouettes de bonimenteurs, racolages de politiciens, etc. Or cette communication-là, à jet continu, omniprésente, envahissante, nous coupe à la fois du réel, de la vie[2] et du monde des idées davantage sans doute qu’elle nous en rapproche… On ne popularise pas la pensée et la philosophie en pratiquant une surenchère un peu « paillettes », en réduisant le champ du débat des idées et les “bons gros concepts” à de vulgaires gadgets publicitaires et à des formules formatées du prêt-à-penser.
L’objectif prioritaire du téléspectateur, spectateur repu et blasé, n’est pas toujours de comprendre la portée d’un événement, mais tout simplement de le regarder se produire sous ses yeux, dans son salon, à l’heure du dîner, comme un spectacle gratuit (enfin presque !) à domicile. Ici et maintenant, dans son immédiateté. “Informer n’est pas communiquer”[3]. L’image intolérable (comme celle de la petite fille vietnamienne nue hurlant sur la route au devant des soldats lors de la guerre du Vietnam qui a fait le tour de la terre) est « déclaré inapte à critiquer la réalité parce qu’elle relève du même régime de visibilité que cette réalité, laquelle exhibe tour à tour sa face d’apparence brillante et son revers de vérité sordide qui composent un seul et même spectacle[4]. » L’image, même volée, dissimule plus qu’elle ne dévoile et le terrorisme contemporain apparaît souvent comme la violence arbitraire et sidérante de l’autre devenu fou[5] de Dieu, d’Allah, de ses « mille et une vierges » et de ses « arrières mondes » nihilistes.
Dans un tel contexte postmoderne du style, “il y a des éclairs qui ressemblent à des idées[6].” et « nous sommes tous dans le caniveau, mais certains regardent les étoiles[7] ».« L’opinion publique est de celles qui n’ont pas d’idées[8] » et se nourrit, hélas, trop souvent de rumeurs et d’idées toutes faites…« C’est peut-être là qu’il faudrait réintroduire cette notion d’opinion qui nous vient des sophistes, écrit le regretté Jean-François Lyotard[9], non pas avec sa charge du passé, de coutume, d’autorité reçue, sur laquelle on a insisté jusqu’à présent, mais avec son autre charge qui est la multiplicité (…) Dire : il faut faire la critique du jugement politique, cela veut dire aujourd’hui faire une politique des opinions qui soit en même temps une politique des idées. »
Inflation des images du temps présent sur fond de surinformation/désinformation et du mot d’ordre implicite : « vivre sans idées à défaut de travailler plus pour gagner plus. Vaste programme nihiliste ! « Je suis devant le lit de la mort de l’époque et à mes côtés il y a le reporter et le photographe. Celui là connaît ses derniers mots et celui-ci connaît son dernier visage. Et sur sa dernière vérité le photographe sait encore mieux ce qu’il en est que le reporter.[10] »
L’homme de la modernité paraît déployé dans un seul présent, un “nu-présent”[11]. Le temps n’est pas celui de l’Histoire mais le temps des horloges et plus sportif du chronomètre et le temps de l’urgence du bouclage du journal qui ne fait pas de cadeau au long détour de la pensée et de la réflexion. Nous nous sommes réfugiés dans ce que les Grecs appelaient l’”épiphanie de l’éternel présent”. Or, « nous vivons dans l’instantanéité, mais nous n’existons que dans la durée », note Dominique Wolton, spécialiste des médias au CNRS.
Moment du temps présent qui conjugue la mondialisation, ouverture et désordre tout à la fois En mettant systématiquement en avant la « communauté internationale », une entité qui n’existe pas en fait, les médias faussent ainsi notre représentation du monde. L’inusable cliché s’en tient dangereusement au seul registre de l’émotion/affect. Il fait illusion et aussi l’affaire des journaux car il permet de personnaliser le néant : il donne un visage à la vacuité, un visage qu’on peut évoquer sans relâche dans les bulletins d’informations, les éditos rédigés à la hâte, les commentaires avantageux, les conceptualisations fumeuses. Son usage revient à effacer purement et simplement la politique.
Plus encore que financière ou économique, la crise de l’euro que nous traversons actuellement est une crise d’idées due à un manque flagrant d’imagination et de courage politique.
D.C
[2] Gunther Wallraf « Parmi les perdants du meilleur des mondes » (Paris, La Découverte, 2010. Vingt cinq ans après avoir dénoncé le sort réservé aux émigrés turcs en Allemagne, l’auteur s’est fait embauché dans un centre d’appel, dans une boulangerie industrielle et a zoné avec des SDF ? etc. Au bout de ces trois ans d’enquête, il a constaté que les droits des travailleurs précaires étaient bafoués par les logiques de rentabilité et de bas coût. Son objectif n’est pas seulement de dénoncer cet état de choses mais aussi de les améliorer. Une manière à lui de reporter et de faire avancer les idées qui le mobilisent et « font époque ».
[3] Titre du dernier livre de Dominique Wolton (paru en 2009 aux CNRS Editions) qui pointe un changement de paradigme en ce début de XXIe siècle et avertit “Attention aux solitudes interactives !”. Notre addiction au portable et à l’ordinateur en dit plus que tous les longs discours. Il ne suffit pas de multiplier les techniques de communication et les colloques sur le sujet pour bien communiquer et il est primordial aujourd’hui de réguler l’utopie politique d’Internet, à la fois espace de liberté et espace de cécité.
[5] Pascal : “Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de n’être pas fou” que Foucault, dans sa thèse l’”Histoire de la folie à l’âge classique” publiée en 1961, rapproche de cet autre texte, de Dostoïevski, dans le “Journal d’un écrivain : “Ce n’est pas en enfermant son voisin qu’on se convainc de son propre bon sens.”