2013 et la fête du serpent
«nous sommes tous des serpents»
Christian Duteil
2013 est l’année du serpent pour les Chinois. Selon leur horoscope, le serpent entre dans l’univers temps le 10 février 2013 et n’en partira que le 30 janvier 2014 .
Mais, depuis que le monde est monde, on a toujours adoré et haï le serpent, symbole ambivalent par excellence. Jusqu’à la fin du Moyen Age, une secte a adoré près de Saint-Jacques-de-Compostelle les dieux serpents provenant du tréfonds de la terre. Aujourd’hui encore, on pratique la danse du python (ou « Python Molure ») en Indochine. Guidé par l’érudit Alfonso Dinola, professeur d’anthropologie à l’Université de Naples, nous avons traqué et relaté pour vous la fête du serpent dans les Abbruzes, à Cocullo, près de Sulmona, en Italie.
Cocullo, petit village peuplé de moins de 300 âmes et perdu dans les montagnes. Près de la Piazza Madonna de la Grazie règne une chaleur torride ainsi qu’une brise à vous couper le souffle. A l’origine, l’homme a sans doute adoré le serpent, maintenant il en a peur même s’il le fête ici le 1er jeudi de mai.
Mais, il en faut plus pour décourager les étudiants napolitains ainsi que leur illustre professeur qui arpentent en bande les ruelles escarpées d’un autre âge.
Le jeudi 4 mai, les serpents sont partout à Cocullo et bien les rois de la fête immémoriale. A grand renfort de mythes et de légendes. Ce reptile est l’objet de toutes les peurs et les phobies mais aussi de toutes les convoitises et même de certaines caresses.
La fête du serpent, cette hantise.
Traditionnellement, « on distingue quatre sortes de serpents qui hantent la fête et participent à ce rite immémorial, précise Alfonso Dinola. Deux sont inoffensifs et deux sont dangereux »
Ainsi, on aperçoit quelques vipères à tête triangulaire et à la morsure mortelle quelque peu isolées de la foule, près de l’autel et de la statue du saint de la fête, San Domenico.
Ce dosage minutieux et égalitaire entre couleuvres inoffensives et vipères virulentes n’est certes pas insignifiant et lié au hasard de la chasse au serpent. Il est le signe de l’ambivalence du reptile cher à toutes les cosmogonies dualistes : bien-mal, vie-mort, dieu-diable, etc.
On retrouve ici le malin Satan serpent de la Genèse séduisant Eve qui succomba à la tentation de croquer la pomme de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Enigme rampante de la vie et de la mort, le serpent signe incarné du mal guérit de certains maux. Lors de cette espèce d’exorcisme du futur mauvais dans les Abbruzes, il est nommé « Belluvece ». Peut-être une manière rituelle de dénommer le mal pour mieux le conjurer.
Comme pour illustrer notre propos sur la puissance symbolique du reptile, une paysanne au visage flétri par le soleil et tout de noir vêtue passe en courant devant nous poursuivie par un escogriffe barbu portant des lunettes de soleil et un collier de serpents qui grouillent autour de sa poitrine. Le baroque envahit les ruelles encombrées du village en liesse. La fanfare est aussi de la fête et regroupe, soyons précis, pas moins de 167 ensembles musicaux venus de toutes les régions de l’Italie. Flûtes, accordéons, trombones distillent des sons harmonieux qui n’ont pas connu nos cacophonies modernes.
Deux mains charitables (ou sadiques) confectionnent un collier de serpents autour du visage buriné de la dame de Cocullo. Plus loin, un garçonnet de 5-6 ans en casquette montre fièrement et sans peur aux badauds peu rassurés son long serpent de près de deux mètres d’envergure. Un type en complet veston et cravaté prend les jambes à son cou avec son impressionnante collection de couleuvres vertes.
Lumière, vacarme, musique et défoulement sont les ingrédients de la fête réussie à Cocullo.
San Dominico au centre de la fête
Le personnage central de ce rite qui remonte au IIIe siècle av JC est un saint : San Domenico, un moine bénédictin de la fin du Moyen Age. Sa statue noire polarise les regards. De sa main droite, il tient un bâton de pèlerin et dans sa gauche un fer à cheval porte-bonheur. On raconte et on se raconte de génération en génération que Saint Dominique alors qu’il se déplaçait de ville en ville au Xe siècle, sa mule a perdu un fer à Cocullo. Légende ou réalité ? On ne sait… Ce « fer à mule » a été alors pieusement recueilli et est devenu une relique pour ces paysans italiens. Car non seulement San Domenico protège contre les morsures de serpent mais aussi contre les vers et les insectes. Le saint guérit enfin des maux de dents. Et les habitants du village ont réclamé à ce saint barbu et moustachu une de ses dents en guise de relique pour symboliser son existence bienfaitrice.
La fête du serpent dans les Abbruzes serait en réalité un rite agraire qui provient de Marseia, civilisation de nomades détruits par Rome et déportés. Une foule cosmopolite et bigarrée s’agglutine autour du parvis de l’église pour le commémorer. La fanfare en uniforme est là au grand complet. On se bouscule, on s’apostrophe pour avoir le privilège de recueillir à pleines mains une poussière grise qui ressemble à du ciment brut. A gauche de l’autel, je me faufile dans une espèce de promenoir circulaire où se niche la précieuse manne qu’on dit miraculeuse. Paysans et touristes se pressent pour récolter quelques grammes de cette poudre aux vertus magiques pour fertiliser leurs champs, soigner un mal de dent… ou simplement en souvenir de cette fête étrange où les serpents ont envahi le village qui se dépeuple.
Raymondo, un étudiant napolitain avec lequel j’ai sympathisé pousse un cri iconoclaste vite étouffé : « Pour ma part, je ne crois guère à l’efficacité de ce rite… mais on ne sait jamais. » Alfonso Dinola, son érudit de professeur d’anthropologie, lui a peut-être enseigné que les Chaldéens possédaient un seul mot pour exprimer à la fois la vie et le reptile. Toujours est-il qu’il ne se fait pas prier pour prendre sa « poignée de superstition ».
Nous sommes tous des serpents
Protéiforme, la fête traditionnelle est tour à tour procession, cortège, office religieux solennel, rite agraire (ou militaire), répétition symbolique et codifiée d’actes mémorables. Chaque paysan chasseur de serpents vient déposer son offrande grouillante aux pieds de San Domenico. Un prêtre, tout de blanc vêtu, donne sa bénédiction à ce curieux attelage et prononce un sermon devant les fidèles recueillis. Puis, de la Piazza Madonna de la Gracie, on voit s’ébrouer la baroque procession. San Domenico, la tête auréolée de serpents de toutes tailles a bien du mal à se frayer un chemin dans les rues étroites qui enflent à vue d’œil. Plus de cinq mille badauds et curieux sont venus de toute la péninsule pour participer à la fête du serpent.
Statufié pour l’éternité, armé de son bâton de pèlerin et de son fer à cheval, Saint Dominique domine l’effervescence et le tumulte. Les grappes de couleuvres et vipères qui courent et pèsent sur sa poitrine ne l’empêchent pas de regarder droit devant lui au milieu du chemin étroit. Deux jeunes filles ouvrent la marche du cortège en portant sur la tête d’énormes couronnes de pain qu’on nomme ici « ciambelli ». Ces offrandes rondes représenteraient l’Eglise et la fécondité. Il est vrai qu’avec un peu d’imagination, on pourrait y décrypter le symbole du sexe féminin donnant la vie.
Une grand-mère, en noir comme en deuil, du haut de son balcon avec vue imprenable sur le spectacle de rue, touche presque les serpents qui glissent sur le saint stoïque. Comme elle, un petit garçon ne paraît guère effrayé par tous ces reptiles en liberté. Il bouge les lèvres comme pour les charmer. On dirait Vincent Laniel « l’enfant qui parle aux serpents. Dans la torpeur de midi, les reptiles longs de plus d’un mètre ont tendance à s’engourdir et à s’endormir, seuls les plus petits paraissent encore virulents et agressifs… Bien que certains prétendent qu’on a coupé les crocs pour éviter tout accident.
Un paysan du coin, barbu, portant gants et casque colonial, nous précise que les autochtones vont chercher les serpents à une période bien précise de l’année, vers le solstice de mars, et que plus il fait chaud, plus ils sont beaux. Ils les nourrissent avec des pains ronds. Depuis quelques décennies, les chasseurs de serpents de Cocullo s’injectent un sérum antivenimeux avant de partir à la chasse aux reptiles. Ce qui évite les accidents mais n’exclut pas les drames de jalousie. Car les langues se délient au cours de la procession….
Légende ou réalité ? On raconte volontiers que dans les années 1960, un médecin tombé amoureux d’une belle de Cocullo, injecta de l’eau distillée en guise de sérum à son fiancé, grand chasseur de serpents devant l’Eternel. Se croyant immunisé, le jeune homme partit à la chasse sans prendre aucune précaution. Mordu par une vipère qu’il voulait capturer à mains nues, il en mourut malgré les soins diligents du médecin meurtrier pris soudain de remords. Et la belle inconsolable se retira dans un monastère… loin des serpents et malins de ce monde.
Pour les sceptiques de service, un journal jauni atteste encore de ce fait divers en forme de drame passionnel.
Mythe de l’éternel retour. La procession retourne à la Piazza Madonna de la Grazie après avoir fait le tour du village en arpentant la pente rude. Ce qui explique que la fanfare est essoufflée et le peloton bien clairsemé. On dépose la statue de San Domenico pour mettre les « ciambelli » (offrandes de pain) sur les serpents quand le cortège pénètre dans l’église. C’est le symbole de la fécondité qu’on met à l’intérieur pour mieux la protéger et conjurer le (mauvais) sort.
Un exutoire habile et immémorial
Riches et pauvres, jeunes et vieux, hommes et femmes sont mélangés et confondus le temps de la fête. Enfin presque… En effet, je suis surpris par le manège de la foule qui entre à droite en longeant les murs de l’église tout en chantant. Un vieux paysan nous souffle qu’il s’agit d’une coutume ancienne, pas d’une quelconque manie. Tous les participants tournent de droite à gauche, rectifiant sans arrêt la position des épaules afin de ne jamais tourner le dos au seigneur féodal installé à la place d’honneur. On a gardé aujourd’hui ce rituel bien après la disparition de la noblesse à Cocullo ou ailleurs.
Deux chants s’élèvent soudain. Une ravissante étudiante de Naples nous traduit quelques paroles du genre. « Reste avec nous Seigneur. Je vais te donner mes mains et mon œuvre. » Ou encore : « « Le poison est l’air dans le corps. Vive Saint Dominique. Reste avec nous ce soir et nous aurons la paix . La nuit ne descendra jamais ni ne sortiront les serpents de ce monde… »
Seuls ne chantent pas ceux qui tirent la cloche d’un geste machinal et les épaules comme visées au mur. La plupart se servent pour arriver à leurs fins de leurs mains, d’autres utilisent un mouchoir et leur mâchoire. Une gestuelle efficace, paraît-il, pour ne plus avoir mal aux dents et aux gencives pendant l’année.
Tout est permis pendant le temps de la fête. Même de souffrir d’un méchant mal de dents pour avoir mâché un chewing-gum qu’on a généreusement donné en guise de menue monnaie. Mais je n’ai pas le temps de vérifier l’efficacité de la fameuse cloche et de la dent relique de San Domenico. Car la file d’attente est interminable et seule la foi sauve… des rages de dent. Ce n’est certes pas une raison suffisante pour perdre une miette de la fin de ce rite agraire destiné à expulser le serpent, c’est-à-dire le mal. Mais le mal en nous et peut-être nous-mêmes si l’on suit le philosophe français Gaston Bachelard qui soutient que le reptile est l’un des plus marquants et mystérieux archétypes de l’âme humaine.
Un groupe de six à huit paysans de Cocullo dirigé par un vieux rabougri au visage rubicond sort de l’église à reculons en récitant des paroles rituelles en patois… après avoir joué de la flûte et du pipeau. Ce groupuscule est censé représenter tout le village qui réclame protection et bénédiction à San Domenico.
Tout en s’éloignant sans hâte du lieu du culte, ces quelques paysans trapus continuent leur marche singulière traçant sur le sol un trait avec leurs pieds. Sorte de trace vivante qui rappelle les graffiti de la protohistoire où le serpent est représenté par un trait à même la terre. « Abstraction vivante » pour qui sait lire et décrypter la puissance symbolique du reptile à travers les siècles et les civilisations.
A Lahore au Pakistan un charmeur de serpents qui guérit ses semblables, Lateef Jahad conclut avec une certaine logique dans cet univers pourtant irrationnel : « Le serpent est capable de tuer. S’il sait comment ôter la vie aux hommes, pourquoi ne saurait-il pas leur rendre la santé »
Assister à la fête du serpent (festa dei serpari) dans ce village perdu dans les Abruzzes, c’est dévoiler - surtout en cette année 2013 du serpent selon l’horoscope chinois, la décalcomanie de ce mythe ambivalent du reptile : attraction et répulsion, amour et haine, vie et mort. En ce sens, la fête est un instant privilégié autant qu’un siège où grincent l’un sur l’autre l’amour, la mort et le quotidien transcendé et sublimé… le temps du moment festif.
Je me fais ici l’effet d’un batracien d’avant le déluge qui aurait avalé une couleuvre de trop.
CD